Retour à Little Wing

[...] Nous l’invitions à tous nos mariages ; Lee était célèbre. Nous adressions les faire-part à sa maison de disques, dans un gratte-ciel new-yorkais, pour qu’elle lui transmette les enveloppes tape-à-l’œil en papier doré lorsqu’il était en tournée à Beyrouth, Helsinki ou Tokyo. Des lieux qui dépassaient notre entendement et nos moyens limités. Il envoyait des cadeaux qui nous parvenaient dans des cartons défoncés, ornés de timbres étrangers – foulards élégants ou parfums pour l’anniversaire de nos femmes, petits jouets précieux ou bibelots pour la naissance de nos enfants : hochets de Johannesburg, poupées russes en bois de Moscou, chaussons en soie de Taipei. Il lui arrivait de nous téléphoner – friture et échos sur la ligne, un chœur de gloussements de jeunes filles en fond sonore –, et l’on s’étonnait toujours de ne pas lui trouver une voix plus gaie.
Des mois passaient avant qu’on le revoie, puis un jour il rentrait, hâve et barbu, les yeux fatigués mais pleins d’un soulagement heureux. Nous savions que Lee se réjouissait de nous voir, d’être à nouveau parmi nous. Nous lui donnions toujours le temps de récupérer avant de renouer, nous sentions qu’il avait besoin de décrocher et de retrouver son équilibre. Nous le laissions longuement dormir. Nos femmes lui apportaient des ragoûts et des lasagnes, des salades, et des gâteaux sortis du four.
Il aimait sillonner sa vaste propriété en tracteur. Nous présumions qu’il appréciait la chaleur de la journée, le soleil et l’air frais sur son visage blême. Et la lenteur de ce vieux John Deere, fiable et patient. La terre qui fuyait sous ses pieds. Sa propriété n’était pas cultivée, bien sûr, mais il roulait dans les jachères, à travers les herbes et fleurs sauvages, une cigarette ou un joint au bec. Il souriait toujours sur ce tracteur, les cheveux ébouriffés, d’un blond clair au soleil, comme des aigrettes de pissenlit.
Il avait un nom de scène, mais nous ne l’utilisions jamais. Nous l’appelions Leland ou simplement Lee, parce que c’était son nom. Il habitait dans une vieille école loin de tout, à une dizaine de kilomètres de notre ville de Little Wing, en pleine campagne. La plaque sur sa boîte aux lettres indiquait : « L. SUTTON ». Il avait construit un studio d’enregistrement dans l’ancien petit gymnase, dont il avait isolé les murs avec du polystyrène et une moquette épaisse. Ses disques de platine étaient accrochés aux murs, ainsi que des photos de lui côtoyant des stars de cinéma, des hommes politiques, des grands cuisiniers, des écrivains. La longue allée de gravier était criblée de nids-de-poule, mais ça ne suffisait pas à dissuader l’empressement de certaines jeunes femmes. Elles venaient du monde entier. Elles étaient toujours belles.
Le succès de Lee ne nous avait pas surpris. Il n’avait jamais renoncé à sa musique. Tandis que nous autres allions à la fac, à l’armée, ou nous retrouvions piégés dans la ferme familiale, il s’était planqué dans un poulailler abandonné pour jouer sur sa guitare déglinguée, plongé dans le silence du fin fond de l’hiver. Il chantait d’une singulière voix de fausset capable de vous arracher des larmes, certains soirs autour du feu, dans les ombres imprévisibles projetées par les flammes jaune orangé ou la fumée noire et blanche. Il était le meilleur d’entre nous.
Il écrivait des chansons sur notre coin du monde : les champs de maïs à perte de vue, les forêts reboisées, les collines bossues et les vallons striés. Le froid tranchant comme une lame, les journées trop courtes, la neige, la neige, la neige. Ses chansons étaient nos hymnes – nos porte-voix, nos micros, nos poèmes de juke-box. Nous l’adorions ; nos femmes l’adoraient. Nous connaissions toutes les paroles de ses chansons, et parfois, nous y figurions.

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