Katoey



Un article de Tom Greenwood du South China Morning Post, repris dans le Courrier International n° 986 du 24 septembre 2009.

Les agents de l’immigration de l’aéroport de Francfort pensaient avoir tout vu. Jusqu’au jour où une adolescente thaïlandaise de 14 ans s’est présentée à leur comptoir. Elle se tenait là, toute menue, avec ses boucles soyeuses et sa voix douce. Les fixant de ses yeux de biche, elle leur a tendu un passeport établissant formellement qu’elle était un garçon. Ses mains fines, son sourire timide et sa tenue criaient pourtant le contraire. Mais c’était écrit là, noir sur blanc. Prénom : Kitchon. Sexe : masculin. La photo d’identité montrait le visage d’un garçonnet tout ce qu’il y a de plus classique. Les officiers l’ont alors conduite dans une pièce pour l’interroger, appeler ses parents à Bangkok et rencontrer sa grand-mère, résidente en Allemagne, qui était venue l’attendre à l’aéroport. Une heure plus tard, tout bien vérifié, l’effarement fit place à la perplexité, et le passeport fut tamponné. Bell – c’est le surnom féminin de Kitchon – a aujourd’hui 17 ans et elle a vécu le plus clair de sa vie en tant que fille. A l’âge de 9 ans, elle menaça de déserter les bancs de l’école si on ne l’autorisait pas à se laisser pousser les cheveux. Ses parents finirent par céder et obtinrent le consentement de l’établissement. “Au début, à l’école, je n’avais pas le droit de porter une jupe. Mais je m’en moquais, je suis passée outre, raconte-t-elle. Mon institutrice a fait preuve de compréhension, elle n’a rien dit.” Que ce soit dans sa famille, parmi ses professeurs ou ses amis, presque tous ont accepté son identité féminine. Lorsqu’on lui demande ce qu’elle ressent si on la qualifie de katoey, un terme largement usité pour parler des transsexuelles mais parfois employé de façon péjorative, Bell réfléchit avant de répondre : “Personne ne m’a jamais traitée de katoey.” La Thaïlande est célèbre – tristement, diront certains – pour ses “ladyboys”. Elles sont artistes de ­cabaret ou prostituées et figurent au cœur d’une fascination perverse dans un pays où “tout est permis”. Mais Bell habite un monde différent. Elle appartient à une catégorie de transsexuelles qui suivent des études, dont les parents ne rechignent pas à financer l’intervention chirurgicale et qui peuvent nourrir des ambitions professionnelles et espérer des relations sentimentales durables.
Maintenant que les barrières de la science et de la discrimination sont tombées, serait-il enfin concevable qu’un rêve autrefois inimaginable devienne réalité ? Qu’un homme puisse mener selon son choix la vie d’une femme ordinaire ? Le chirurgien Preecha Tiewtranon a acquis une notoriété qui dépasse, de loin, les limites de Bangkok, où il exerce sa spécialité depuis plus de trente ans. Pour lui, le désir de changer de sexe n’est pas plus répandu en Thaïlande qu’ailleurs. “La proportion est la même partout dans le monde, affirme-t-il, mais, ici, le phénomène saute davantage aux yeux parce que la société est très tolérante. Personne ne se préoccupe de la vie privée des autres, tant qu’elle n’est pas source de problèmes.” [A défaut de statistiques fiables, on estime qu’il y a entre 10 000 et 100 000 transsexuels en Thaïlande.]
Si la langue thaïe présente un large éventail de quolibets synonymes de katoey – qui vont de la chanson très populaire “Phuying Praphet”, “second type féminin”, à l’expression ouvertement moqueuse “nang fa jam leng”, “déesse transformée” –, elle n’établit aucune distinction claire entre le genre et la sexualité. Le bouddhisme thaïlandais illustre parfaitement cette ambiguïté. Ses livres sacrés dénombrent non pas deux mais quatre sexes. Le troisième est hermaphrodite, et le quatrième, sans doute le plus proche du katoey, correspond à un homme qui dévie de la norme hétérosexuelle. Le phénomène transsexuel s’explique en termes bouddhiques comme la conséquence karmique d’un adultère commis dans une vie antérieure. Des archives ont consigné le rôle joué depuis des siècles par les katoey dans la société thaïlandaise, qu’elles soient prostituées, saltimbanques ou chamanes. Jusqu’à une période récente, cependant, elles n’étaient tolérées qu’à condition de rester confinées dans ce cadre.
A 58 ans, Reung est architecte, ancien capitaine dans la marine et père de trois enfants. Ses débuts en tant que femme remontent à deux ans. “Dès l’adolescence, j’ai su que j’étais différente, mais je pensais simplement avoir envie de me travestir sans éprouver le désir de changer de sexe. A l’époque, j’étais très critique à l’égard des transsexuels. Pour moi, c’étaient des prostitués qui traînaient dans les rues, tapis dans l’ombre pour racoler les hommes. Je les trouvais repoussants, terriblement repoussants.” Les mentalités ont commencé à évoluer dans les années 1960. Avec la guerre du Vietnam et ses cohortes de GI en permission, le paisible village de pêcheurs de Pattaya [au sud de Bangkok] s’est illuminé de néons pour devenir la capitale du sexe que nous connaissons aujourd’hui. Parmi les maisons de passe et les go-go bars, un cabaret de “ladyboys” a vu le jour. Pour beaucoup, il s’agissait d’une nouveauté un peu kitsch, sans plus. Mais, pour les candidats au changement de sexe, aux yeux remplis d’étoiles, ce fut une profonde source d’inspiration. C’est en 1968 que Reung, toujours un homme à l’époque, du moins en apparence, fut muté dans une base navale à proximité. “C’était tellement beau, tous ces costumes, le maquillage… C’est là que j’ai commencé à ne plus voir les transsexuels du même œil.
Si la reine des revues transsexuelles s’érigeait en modèle pour les katoey, la pilule contraceptive, également née dans les années 1960, allait leur fournir les moyens de réaliser leur rêve. Pour un homme, une dose quotidienne d’œstrogènes (l’hormone qui supprime l’ovulation chez les femmes) adoucit la peau, réduit la pilosité du corps comme du visage et fait naître de petits seins. Plus elle est fortement dosée et plus elle est administrée tôt après le début de la puberté, plus les résultats seront tangibles. A l’heure actuelle, la plupart des katoey n’ont guère plus de 13 ou 15 ans lorsqu’elles entament un traitement [en ce qui concerne l’intervention chirurgicale de changement de sexe, à compter du 29 novembre prochain, seules les personnes majeures seront autorisées à la demander sous certaines conditions]. Mis devant l’évidence de ces transformations physiques, les parents sont obligés de reconnaître l’identité de leurs enfants. Certains s’échinent à convaincre leur fils de rester un homme. Certains garçons disent essayer. En vain. Mais, au bout du compte, peu de parents renient leur progéniture.
Bee, 28 ans, est comptable. Son expérience est typique. “Ma famille ne s’est pas mise à me détester. Ils m’ont toujours aimée et s’inquiètent de mon avenir. Ils avaient simplement peur que la société me rejette.” Ces angoisses s’estompent cependant à mesure que le phénomène se coule, petit à petit, dans la normalité. L’an dernier, un lycée du Nord-Est rural a retenu ­l’attention du monde entier en mettant des toilettes “troisième sexe” à la disposition de ses élèves katoey. La ­décision n’a soulevé aucune vague d’indignation. Bien au contraire, beaucoup se sont demandé pourquoi les écoles n’étaient pas plus nombreuses à suivre cet exemple.
Nous retrouvons Bell et trois de ses amies katoey dans un café de Siam Square à Bangkok [un quartier huppé]. On croirait découvrir une version thaïlandaise de Sex and the City. Sandy, étudiante de 23 ans, arbore de longs cheveux auburn, des lentilles de contact bleues et un nez refait. Rejetant d’un geste accentué ses cheveux en arrière, elle revendique une affinité avec ses idoles. “Nous partageons le même style de vie : elles bavardent, se délectent des derniers ragots, sont des accros du shopping, aiment la mode, les trucs de filles, l’amour, le sexe, tout, quoi !” Pas tout néanmoins. Les quatre copines de la série sont en effet nées avec un avantage anatomique non négligeable. Pour Sandy, le fait de devenir “une femme, entièrement, dans mon corps comme dans mon âme” s’est acquis au prix d’une forte somme d’argent et de souffrances considérables. Elle a subi une opération de changement de sexe il y a deux ans. Sandy en parlait avec ses parents depuis son adolescence. “Ils n’étaient pas contre, mais pas pour non plus. Ils craignaient pour ma santé”, dit celle qui, depuis, a été distinguée à Miss Tiffany’s Universe, un concours de beauté ouvert aux transsexuelles et télédiffusé dans l’ensemble du royaume. Malgré tout, en réunissant une bonne partie des 4 000 dollars [2 800 euros] requis, ils se sont assurés qu’elle serait admise dans une clinique réputée pour son sérieux. Ils y voyaient aussi un argument pour l’inciter à redoubler d’efforts dans ses études. La plupart du temps, les parents posent souvent leurs conditions avant d’ouvrir leur chéquier.
Les opérations réussies ont fini par effacer le préjugé largement répandu, même parmi les transsexuelles, selon lequel les katoey seraient condamnées à vivre sans amour. De nos jours, les relations durables, si elles ne constituent pas encore la norme, ne font plus figure d’exception. Aux yeux de leurs partenaires – généralement des hommes hétérosexuels –, l’anatomie représente un obstacle qui n’est pas insurmontable. Sam Winter, professeur à l’université de Hong Kong et directeur du Centre de recherches asiatiques sur les transsexuels, explique la relative facilité d’un homme hétérosexuel à avoir un rapport avec une katoey par la souplesse du concept du genre masculin ou féminin en Thaïlande. “Une personne, que l’on considérerait de sexe masculin mais qui, dans l’acte sexuel, a pris l’habitude d’être pénétrée est de fait perçue comme renonçant à sa masculinité. On attend donc de cette personne qu’elle remplisse, dans sa vie sociale, un rôle féminin qui corresponde à son rôle sexuel féminin. L’apparence est primordiale en Thaïlande.
Peu d’entre eux peuvent se targuer d’incarner aussi parfaitement le modèle transsexuel que Nok Yollada, 28 ans. Vénérée par les katoey à travers tout le royaume, elle est actrice, mannequin, chanteuse, femme d’affaires et militante pour les droits de ses congénères. “Trente ans en arrière, rien n’existait pour nous aider à devenir des femmes. On ne nous prenait pas au sérieux ou bien on nous regardait comme des aberrations de la nature. Mais, maintenant, nous avons la technologie, la thérapie hormonale, les médecins, la technologie de la beauté.” Reste que, pour Nok, acceptation ne signifie pas compréhension. La reconnaissance est parfois en effet une lame à double tranchant. “Le gouvernement et la société se moquent de nos droits. Ils nous disent : ‘Vous n’avez aucun problème avec votre style de vie. Vous pouvez, à votre guise, être qui vous voulez, vous pouvez en être fières’”, explique-t-elle.
Le droit élémentaire et primordial, refusé aux transsexuels de Thaïlande mais accordé par la majorité des pays occidentaux, est la reconnaissance juridique du changement de sexe. En son absence, les conséquences sont innombrables. Combien de voyageuses katoey ont subi des humiliations semblables à celle de Bell à l’aéroport de Francfort ! Mais c’est en Thaïlande même, dans les relations professionnelles et personnelles, que les pressions les plus fortes s’expriment. “Si je suis transsexuelle et que mes papiers indiquent ‘Monsieur’, il me sera très difficile de décrocher un emploi”, affirme Ice, 34 ans, directrice commerciale d’un distributeur de ­composants électroniques. “Les Thaïlandais ne font pas preuve d’une si grande ouverture ­d’esprit.” Nombre de katoey ont ainsi vu une promotion leur échapper au profit de collègues moins compétents. Une fois en poste, cependant, peu se plaignent d’être victimes d’hostilité ou de harcèlement de la part de leurs collaborateurs. Ainsi la discrimination s’estompe-t-elle doucement, permettant à certaines de devenir avocat, médecin, ingénieur ou professeur ­d’université.
Une reconnaissance juridique du changement de sexe pourrait de plus alléger l’insécurité affective et financière qui découle de l’impossibilité de se marier. Pour Amy, étudiante en pharmacie de 22 ans, “il faut beaucoup économiser pour assurer son avenir, parce qu’une katoey ne peut pas devenir une belle-fille.” Et Sam Winter d’ajouter : “Les droits, ça ne s’accorde pas si facilement. Ceux des transsexuels ne font pas exception. Mais la communauté s’organise petit à petit.” Nok Yollada a ainsi fondé le groupe de ­pression Transgender Woman of Thailand. Et jamais la jeune femme n’a ­affiché un tel optimisme. “Je pense que nous approchons du but. Il faut amener les politiques à changer d’avis sur nous. Ils pensent que le problème, c’est ce qu’on a dans la tête, et pas notre corps. Ils doivent comprendre que c’est notre corps qui est le problème, et pas ce qu’on a dans la tête.”   

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