Extrait de Le verger de marbre (Alex Taylor)

Extrait de Le verger de marbre (Alex Taylor)

[...] Certains matins, une Cadillac blanche ancien modèle débarquait en ville et faisait une embardée pour s’arrêter au parking du Steff General Merchandise, la voiture oscillant sur son châssis lorsque le moteur s’éteignait dans un crachotement. Sur le siège arrière, une meute de six dobermans prenait des poses variées.
Presto Geary se tenait au volant et à côté de lui se tenait Loat Duncan, dont le visage était masqué par le chapeau de paille auquel les gens le repéraient. Les hommes sur le porche de l’entrée du magasin lui faisaient des signes de tête ou le saluaient, mais Loat parlait rarement, parcourant la fraîche obscurité des rayons, absorbé par ses mystérieuses affaires.
Les chiens attendaient dans la voiture. Ce n’étaient pas des animaux sympathiques, on les aurait crus importés de quelque désert inexploré, leur silhouette maigre et effilée rappelant celle du chacal, même s’ils étaient bien plus massifs et couverts de la fourrure noire et brun clair propre à leur race. Quand Loat et Presto émergeaient du magasin avec leurs sacs de provisions en papier marron, les hommes de l’entrée étaient contents de les voir partir, les chiens les rendaient nerveux car ils étaient clairement dressés pour la chasse, et cette chasse n’était autre que la chasse à l’homme.
Une fois que la Cadillac s’éloignait dans un brouillard de poussière couleur d’os, les hommes à l’entrée reprenaient leur discussion, l’irruption de Loat orientant la conversation vers de funestes souvenirs.
— Il avait autour de la vingtaine, y m’semble, quand c’est arrivé, le truc avec Daryl.
— Il était jeune, ça je m’en souviens.
— Jeune, mais déjà mauvais.
— Y avait qui d’autre avec eux la nuit où c’est arrivé ?
— Clem Sheetmire. Tu le sais, ça.
— Oh. Ça me revient maintenant.
— Ils allaient tous les trois aux mines de Peabody. Bien sûr, les mines étaient fermées depuis un an à cette époque et cet été-là, si un type avait du cuivre chez lui, il avait intérêt à le planquer s’il voulait pas se le faire voler. Les gens allaient à la messe et trouvaient à leur retour les fils électriques arrachés des murs de leur maison, tellement le cuivre se vendait cher.
Le soleil s’était déplacé et tombait en biais sur l’auvent du porche, et les hommes avançaient l’un derrière l’autre vers l’ombre fraîche des marches en béton.
— C’est Daryl qu’a escaladé le poteau de transformateur à la mine. Ils croyaient tous les trois que le courant avait été coupé et j’crois que n’importe qui aurait pensé pareil, vu que les mines avaient fermé un an avant.
— Mais le courant avait pas été coupé, c’est ça ?
— Non, m’sieur. Daryl a escaladé le poteau avec un coupe-boulons et quand il est arrivé sur la ligne, ça a pété. Lui a arraché les bras tout net au niveau du coude.
Hochement de tête collectif.
— L’électricité l’a cautérisé, c’est ça ? C’est pour ça qu’il s’est pas vidé de son sang ?
— C’est ça. À part qu’y a des fois où il a dû regretter de pas s’être vidé de son sang. Ça doit pas être facile, la vie sans les bras.
— Non, j’imagine bien. Mais il a traîné Peabody devant les tribunaux et il a empoché un sacré pactole sur le règlement à l’amiable, c’est ça ? Alors que c’est lui qui les volait.
Mouvements de têtes exprimant leur incrédulité muette.
— Un autre truc que j’ai entendu, et c’est peut-être pas vrai, c’est que c’est Loat qui a fait lancer les dés à Clem et Daryl pour savoir qui escaladerait le poteau. Daryl a fait un petit score, c’est pour ça qu’il est monté là-haut et pas Clem.
— C’est ça qui s’est passé ?
— Ce que j’ai entendu. Comme quoi Clem gardait toujours une paire de dés dans sa poche tellement il était accro au jeu et il aurait joué avec Daryl cette nuit-là pour voir qui monterait. J’ai aussi entendu que ces dés étaient pipés.
— Du coup, j’imagine que ça explique pourquoi Daryl a plus trop voulu entendre parler de Clem après ça, non ?
Un des hommes tira un petit clou de charpentier de sa poche de chemise et commença à se curer les dents avec. Quand il eut terminé, il se pencha en avant et cracha dans la poussière par-dessus le porche.
— M’est avis que Daryl attend Clem au tournant depuis ce jour-là.
— Eh ben, il prend son temps, hein ? Tout ça, ça s’est passé y a vingt ans, ou plus.
— Ça fait rien. Il fera son affaire à Clem quand ce sera le moment. Attendez voir.
Les hommes grommelèrent leur consternation et leur désapprobation, leur respiration s’échappant en longues bouffées tandis qu’ils essuyaient la sueur de leur visage. Ils parlèrent d’autres choses pendant un petit moment, puis, après un temps, tombèrent dans un profond silence.

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