mardi 4 octobre 2016

La supplication (Svetlana Alexievitch)

[...] Reconstituer les sentiments et non les événements.

Nous sommes sur le point de clôturer cette année 2016 qui fut des plus radioactives, la faute aux anniversaires : celui des 5 ans de Fukushima et celui des 30 ans de Tchernobyl :
- Kazuto Tatsuta nous a emmenés Au cœur de Fukushima avec son manga sur les travailleurs chargés de démonter la centrale
- Lucile Bordes nous a fait revivre 86, année blanche et les événements de Tchernobyl.
Dix ans après la catastrophe de Tchernobyl, la biélorusse Svetlana Alexievitch publiait dans La supplication le résultat des nombreuses interviews qu'elle avait recueillies auprès des populations. Un livre fondateur.
Un devoir de mémoire, non pas sur les événements eux-mêmes mais bien sur les traces que laissent ces événements dans la vie des hommes et des femmes.
[...] Un événement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà le plus difficile  : concilier les deux vérités, la personnelle et la générale.
[...] Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur.
[...] Reconstituer les sentiments et non les événements.
[...] Je vous ai prévenue... Je n’ai rien de bien héroïque à raconter, rien pour la plume d’un écrivain.
Avec ce remarquable travail, l'auteure se limite à une courte introduction et s'efface pour laisser toute la place à la parole de ceux qui ont été recrutés comme liquidateurs, de celles et ceux qui ont été évacués manu militari des zones contaminées, de celles et ceux qui n'ont pas voulu quitter leur village et qui se sont accrochés à leur potager radioactif aux douces lueurs bleutées ou pire, de celles et ceux dont les villages n'ont pas été évacués faute de moyens et pire encore, de celles et ceux qui sont arrivés plus tard pour occuper ces villages désertés, venus de la Tchétchénie ou du Tadjikistan, fuyant des périls plus mortels encore que le césium.
Un chœur d'humaine parole. Une humanité passée à la moulinette dans les broyeurs de notre époque.
Autant vous prévenir : la lecture est éprouvante, certaines tranches de vie sont ahurissantes et il vaut mieux apprécier ce livre à petites doses (prévoyez votre dosimètre) pour éviter de sombrer après avoir entendu celles et ceux qui se racontent ici.
Des russes qui racontent cela à la russe et nous permettent de les mieux connaître, un peu.
[...] Tout le monde était bien payé  : trois fois le salaire mensuel plus des frais de mission. Et puis, on buvait... Vous savez, la vodka, ça aide... Elle enlève le stress.
[...] Chez nous, la victoire n’est pas un événement, mais un processus. La vie est une lutte. Il faut toujours surmonter quelque chose. C’est de là que vient notre amour pour les inondations, les incendies, les tempêtes. Nous avons besoin de lieux pour “manifester du courage et de l’héroïsme”.
[...] Un lieu pour y planter un drapeau.
L'étiquette de roman choral n'a peut-être jamais été aussi juste : mais cette polyphonie sonne comme un chant funèbre aux accents de dérisoire.
[...] Je vais vous raconter une histoire drôle. Un prisonnier évadé se cache dans la zone de trente kilomètres autour de Tchernobyl. On finit par l’attraper. On le fait passer au dosimètre. Il “brille” à un point tel qu’il est impossible de le mettre en prison ou à l’hôpital. Mais on ne peut pas le laisser en liberté, non plus. Vous ne riez pas  ? (Il rit.)
[...] Nous chassons aussi pour nous-mêmes, et nous mangeons notre gibier. Au début, nous avions tous peur. Puis nous nous sommes habitués. Il faut bien manger quelque chose. Nous n’allons tout de même pas déménager sur la Lune, ou sur une autre planète.
[...] Avez-vous entendu parler des hibakushi de Hiroshima  ? Les survivants de l’explosion... Ils ne peuvent se marier qu’entre eux. On n’en parle pas, chez nous. On n’écrit rien à ce sujet. Mais nous existons, nous autres, les hibakushi de Tchernobyl...
[...] Comment croire une chose inconcevable  ?
Le livre de Svetlana Alexievitch est remarquable et l'accumulation de ces monologues effarants est éprouvante : paradoxalement, il nous manquerait peut-être bien la parole de l'auteure qui s'est effacée derrière ses compatriotes.
On repart bientôt pour Tchernobyl avec une BD d'Emmanuel Lepage (où justement, sur l'une des premières planches de l'album, un personnage lit ... La Supplication).

Pour celles et ceux qui aiment les gens.
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