mardi 18 octobre 2016

Nos âmes la nuit (Kent Haruf)

[...] Et puis il y eut le jour où Addie Moore rendit visite à Louis Waters.

[...] Bon, je me lance.
J’écoute, dit Louis.
Je me demandais si vous accepteriez de venir chez moi de temps en temps pour dormir avec moi. 
Avec Nos âmes la nuit, Kent Haruf vise la Une de la blogoboule avec une jolie histoire consensuelle aux saveurs douces amères, façon feel good story.
Ça commence plutôt bien et l'on s'apprêtait même à décerner un coup de cœur à cette surprenante vieille dame qui demande à son tout aussi vieux voisin de venir partager son lit le soir pour discuter ensemble. À soixante-dix ans, nos deux veufs tentent de combler leur solitude, et plus si affinités.
[...] C’est une sorte de mystère. J’aime l’amitié que ça implique. J’aime ces moments ensemble. Être ici au cœur de la nuit. Discuter. T’entendre respirer à côté de moi si je me réveille.
[...] Dans la chambre d’Addie, Louis tendit la main par la fenêtre entrouverte pour recueillir la pluie qui gouttait de l’avant-toit puis, regagnant le lit, il passa sa main mouillée sur la joue veloutée d’Addie.
[...] Et on ne fait même pas ce que les gens s’imaginent qu’on fait. Tu voudrais ? demanda Addie.
Ces échanges nocturnes nous valent quelques beaux dialogues lorsque nos deux veufs racontent chacun leurs souvenirs, les hauts et les bas de leurs vies, leurs regrets et leurs envies, leur simple bonheur de partager tout cela.
[...] Elle l’attendait assise sur la véranda. Elle se leva et, debout sur le perron, elle l’embrassa pour la première fois devant tout le monde. Tu te trompes tellement parfois, dit-elle. Je me demande si tu comprendras un jour. Je ne me croyais pas si lent à la comprenette. Mais je dois l’être. Tu l’es quand il s’agit de moi.
Mais il semble que finalement Kent Haruf n'avait peut-être pas de quoi faire plus qu'une jolie nouvelle et le voici à délayer les épices de sa bonne idée dans une sauce allongée : les déboires de la vive grand-mère avec son petit-fils (et son fils) nous font perdre le fil, même s'ils préparent le dénouement désabusé de cette histoire qui aurait pu se passer de conclusion et aurait gagné à rester concentrée sur le fil ténu qui relie les deux personnages.
On avait déjà un mot-clé 1er roman mais il faudrait peut-être un équivalent pour les dernières livraisons de nos chers disparus : tout comme Henning Mankell avec ses Bottes suédoises, Kent Haruf est décédé juste après avoir écrit ce bouquin.
[...] Seulement deux vieillards qui discutent dans le noir, dit Addie.

Pour celles et ceux qui aiment les jolies histoires.
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vendredi 14 octobre 2016

Tels des loups affamés (Ian Rankin)

[...] Je vais te tuer pour ce que tu as fait.

Après avoir réveillé le chien endormi, nous voici Tels des loups affamés, avec un nouveau Ian Rankin entre les mains.
Un Rankin dont l'écriture a (depuis déjà quelques épisodes) atteint un joli rythme de croisière : des intrigues denses et complexes, des personnages épais et travaillés (John Rebus partage désormais le devant de la scène avec les inspecteurs Clarke et Fox) et surtout, des dialogues riches et soutenus qui savent attiser la curiosité et la sagacité du lecteur (un peu à la Connelly). Bref, de la belle ouvrage.
Rankin a su donner à sa série, un nouveau souffle avec un John Rebus qui a (pour notre plus grand plaisir) un peu de mal à prendre sa retraite pour se consacrer à la pêche dans les lochs.
L'ancien inspecteur se découvre même des talents bien cachés de père et tente de renouer maladroitement quelques liens avec sa fille (tout comme le Wallander de Mankell ou le Erlendur de Indridason).
Nous voici plongés en pleine guerre des gangs alors que ceux de Glasgow viennent même de débarquer dans la calme Édimbourg.
[...] Le monde des gangsters était le monde du capitalisme. Il fallait créer des marchés, les soutenir et les développer, en éliminant toute la concurrence.
[...] Nous aurons tous droit à des fauteuils au premier rang. Faites-moi confiance, Édimbourg n’a aucune idée de ce qui va lui tomber dessus.
Mais jusqu'ici personne ne pensait que cette agitation allait réveiller quelques sombres fantômes oubliés de tous. Soigneusement oubliés. Profondément enfouis dans le passé.
[...] Quelques jours auparavant, une main avait glissé le billet par la fente de sa boîte aux lettres. Il le déplia et examina une nouvelle fois les mots qui y étaient écrits : JE VAIS TE TUER POUR CE QUE TU AS FAIT. Mais qu’est-ce qu’il avait fait, Cafferty ?
[...] Ce n’est pas un vulgaire nid de guêpes que vous allez libérer, vous autres, mais une pièce remplie de serpents. Rien n’a filtré, tout le monde s’est tu. Pas un bruit.
Et les fantômes que John Rebus va déterrer vont faire quelque bruit ...
[...] Le petit ricanement étouffé que lâcha Rebus n’avait strictement rien de drôle.
— Je suis tellement abasourdi que je ne trouve plus rien à dire.
— Peut-être que je n’aurais pas dû t’en parler. Peut-être aussi que j’interprète beaucoup trop de choses, à force de voir des fantômes là où il n’y en a pas.
— Peut-être.
On chipote, on chipote, mais cet épisode nous a tout de même paru un petit cran en-dessous de l'excellent Chien endormi, peut-être à cause d'une mise en place un petit peu longuette (là où justement le précédent démarrait sur les chapeaux de roues).
Ah, et on a quand même fait l'effort (enfin) de chercher comment pouvait se prononcer le très écossais prénom de Dame Clarke : Siobhan qui donne quelque chose comme Shivônne [clic].

Pour celles et ceux qui aiment les flics en pré-retraite.
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lundi 10 octobre 2016

Les bottes suédoises (Henning Mankell)

[...] Je ne suis pas hypocondriaque, mais je préfère être tranquille.

C'est évidemment avec un petit pincement au cœur que l'on ouvre le paquet contenant Les bottes suédoises, dernier roman du regretté Henning Mankell disparu fin 2015.
C'est par fidélité au suédois et en souvenir de son très grand roman que furent Les chaussures italiennes, que l'on sort de la boutique avec dans les bras, cette paire de bottes en caoutchouc, clin d’œil amusé de l'auteur à ses fidèles lecteurs.
[...] Cette boucle appartenait à la merveilleuse paire de souliers que m’avait offerte autrefois Giaconelli, l’ami de ma fille, le maître bottier des forêts du Hälsingland. C’est à cet instant que j’ai compris que j’avais réellement tout perdu. De mes soixante-dix ans de vie, il ne restait rien. Je n’avais plus rien.
Car oui, c'est un peu la suite et l'on y retrouve donc le médecin retraité Fredrik Welin, toujours solitaire sur son île, toujours à se plonger chaque matin dans l'eau glacée, hiver comme été, pour se prouver qu'il est encore vivant.
[...] Ils savent que je me baigne tous les jours dans la mer, y compris en hiver. J’ouvre un trou dans la glace et je m’y plonge sitôt levé chaque matin. Ils voient ça d’un œil très méfiant. Ils pensent que je suis fou. 
Un vieil homme toujours aussi maladroit dans ses relations, notamment avec sa fille.
[...] Je ne la comprenais décidément pas. Pas plus qu’elle ne me comprenait, sans doute. Malgré tous nos efforts, nous semblions condamnés aux malentendus.
[...] Elle avait laissé un mot sur la table. Merci. Tu peux claquer la porte en partant.
[...] Je l'ai suivie vers la caravane, marchant à quelques pas derrière elle, avec la sensation d'être un chien errant dont personne ne voulait.
Un vieil homme que l'on retrouve dans les flammes lorsque sa maison s'embrase : en une nuit, il a tout perdu, il n'a même plus une paire de bottes à se mettre. Que lui reste-t-il à part quelques moments encore à vivre ?
Comme l'auteur, Fredrik Welin a encore vieilli et s'approche lentement mais sûrement de sa fin. De tendance hypocondriaque, le vieil ours bougon est devenu un homme inquiet (rappelez-vous ce polar : L'homme inquiet, lorsque Mankell franchissait le cap de la soixantaine).
[...] J’étais un vieil homme qui avait peur de mourir.
[...] Je ne suis pas hypocondriaque, mais je préfère être tranquille.
Mais disons le franchement, ces bottes suédoises sont d'au moins une ou deux pointures en dessous des désormais célèbres chaussures italiennes, et cette lecture n'aura vraiment de sens que pour les fidèles et les inconditionnels que nous sommes.
Malgré tout on aime bien ce vieil homme ronchon, solitaire, maladroit, pas même vraiment sympathique. Un vieil homme en proie aux doutes et aux angoisses, ceux de la vieillesse et même désormais ceux de la mort.
Autoportrait de Mankell en homme inquiet.
En décor de fond, l'intrigue est presque bâclée (même la virée chez nous à Montparnasse, rue d'Odessa, nous a laissés sur notre faim) et certains paragraphes frisent même l'indigence.
[...] Je suis allé au café du port. Au comptoir j’ai choisi un café et un gâteau à la pâte d’amande et je me suis assis près de la fenêtre. Le gâteau était tout sec. Il s’est émietté quand j’ai voulu le porter à ma bouche.
[...] La proximité de la mort transforme le temps en un élastique tendu dont on craint sans cesse qu’il ne se rompe.
Le feu d'artifice des chaussures italiennes n'est plus qu'un maigre feu de paille. Mais fort heureusement la magie mankellienne opère de temps à autre au détour inattendu d'une page et la dernière partie du bouquin récompensera la fidélité du lecteur.
[...] J'ai bien peur de nourrir, au fond de moi, une sorte de ressentiment désespéré vis-à-vis de ceux qui vont continuer de vivre alors que je serai mort. Cette impulsion m’embarrasse autant qu'elle m'effraie. Je cherche à la nier, mais elle revient de plus en plus souvent à mesure que je vieillis.
[...] Je me suis arrêté. J’ai ouvert ma portière avec précaution, comme si je risquais de déranger quelqu’un. Dehors, tout était silencieux. Le vent ne pénétrait pas au cœur de la forêt. J’ai fermé les yeux en pensant que bientôt je ne serais plus là. Il ne me restait que la vieillesse. À la fin, elle cesserait elle aussi et alors il n’y aurait plus rien.
[...] En l’écoutant se plaindre de ses maux imaginaires, j’avais déjà été tenté de prendre un air grave et de lui annoncer qu’il souffrait probablement d’une maladie mortelle. Jusque-là, je ne l’avais pas fait. Mais le moment était peut-être venu. La prochaine fois qu’il s’installerait sur mon banc et se laisserait palper par mes mains de chirurgien, qu’il respectait tellement, je prononcerais son arrêt de mort.
Un dernier clin d’œil du maître du polar nordique, une lecture posthume réservée aux inconditionnels et un ultime rappel pour celles et ceux qui n'auraient pas encore découvert les chaussures italiennes.

Pour celles et ceux qui aiment les chaussures.
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mardi 4 octobre 2016

La supplication (Svetlana Alexievitch)

[...] Reconstituer les sentiments et non les événements.

Nous sommes sur le point de clôturer cette année 2016 qui fut des plus radioactives, la faute aux anniversaires : celui des 5 ans de Fukushima et celui des 30 ans de Tchernobyl :
- Kazuto Tatsuta nous a emmenés Au cœur de Fukushima avec son manga sur les travailleurs chargés de démonter la centrale
- Lucile Bordes nous a fait revivre 86, année blanche et les événements de Tchernobyl.
Dix ans après la catastrophe de Tchernobyl, la biélorusse Svetlana Alexievitch publiait dans La supplication le résultat des nombreuses interviews qu'elle avait recueillies auprès des populations. Un livre fondateur.
Un devoir de mémoire, non pas sur les événements eux-mêmes mais bien sur les traces que laissent ces événements dans la vie des hommes et des femmes.
[...] Un événement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà le plus difficile  : concilier les deux vérités, la personnelle et la générale.
[...] Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur.
[...] Reconstituer les sentiments et non les événements.
[...] Je vous ai prévenue... Je n’ai rien de bien héroïque à raconter, rien pour la plume d’un écrivain.
Avec ce remarquable travail, l'auteure se limite à une courte introduction et s'efface pour laisser toute la place à la parole de ceux qui ont été recrutés comme liquidateurs, de celles et ceux qui ont été évacués manu militari des zones contaminées, de celles et ceux qui n'ont pas voulu quitter leur village et qui se sont accrochés à leur potager radioactif aux douces lueurs bleutées ou pire, de celles et ceux dont les villages n'ont pas été évacués faute de moyens et pire encore, de celles et ceux qui sont arrivés plus tard pour occuper ces villages désertés, venus de la Tchétchénie ou du Tadjikistan, fuyant des périls plus mortels encore que le césium.
Un chœur d'humaine parole. Une humanité passée à la moulinette dans les broyeurs de notre époque.
Autant vous prévenir : la lecture est éprouvante, certaines tranches de vie sont ahurissantes et il vaut mieux apprécier ce livre à petites doses (prévoyez votre dosimètre) pour éviter de sombrer après avoir entendu celles et ceux qui se racontent ici.
Des russes qui racontent cela à la russe et nous permettent de les mieux connaître, un peu.
[...] Tout le monde était bien payé  : trois fois le salaire mensuel plus des frais de mission. Et puis, on buvait... Vous savez, la vodka, ça aide... Elle enlève le stress.
[...] Chez nous, la victoire n’est pas un événement, mais un processus. La vie est une lutte. Il faut toujours surmonter quelque chose. C’est de là que vient notre amour pour les inondations, les incendies, les tempêtes. Nous avons besoin de lieux pour “manifester du courage et de l’héroïsme”.
[...] Un lieu pour y planter un drapeau.
L'étiquette de roman choral n'a peut-être jamais été aussi juste : mais cette polyphonie sonne comme un chant funèbre aux accents de dérisoire.
[...] Je vais vous raconter une histoire drôle. Un prisonnier évadé se cache dans la zone de trente kilomètres autour de Tchernobyl. On finit par l’attraper. On le fait passer au dosimètre. Il “brille” à un point tel qu’il est impossible de le mettre en prison ou à l’hôpital. Mais on ne peut pas le laisser en liberté, non plus. Vous ne riez pas  ? (Il rit.)
[...] Nous chassons aussi pour nous-mêmes, et nous mangeons notre gibier. Au début, nous avions tous peur. Puis nous nous sommes habitués. Il faut bien manger quelque chose. Nous n’allons tout de même pas déménager sur la Lune, ou sur une autre planète.
[...] Avez-vous entendu parler des hibakushi de Hiroshima  ? Les survivants de l’explosion... Ils ne peuvent se marier qu’entre eux. On n’en parle pas, chez nous. On n’écrit rien à ce sujet. Mais nous existons, nous autres, les hibakushi de Tchernobyl...
[...] Comment croire une chose inconcevable  ?
Le livre de Svetlana Alexievitch est remarquable et l'accumulation de ces monologues effarants est éprouvante : paradoxalement, il nous manquerait peut-être bien la parole de l'auteure qui s'est effacée derrière ses compatriotes.
On repart bientôt pour Tchernobyl avec une BD d'Emmanuel Lepage (où justement, sur l'une des premières planches de l'album, un personnage lit ... La Supplication).

Pour celles et ceux qui aiment les gens.
D’autres avis sur Babelio.