vendredi 20 mars 2015

Les origines de l’amour (Kishwar Desai)

Une face cachée du néocolonialisme.

Il n'est pas fréquent de tomber sur des romans indiens et c'est encore plus rarement que leur lecture convient à nos yeux occidentaux.
Ça fonctionne plutôt bien avec celui-ci sans doute parce que l'auteure a vécu en occident et prend soin d'écrire en pensant également à ‘nous’ (rappelons nous ce que l'on disait de Tarquin Hall et Kalpana Swaminathan).
Kishwar Desai est une journaliste et auteure qui a vécu quelques temps à Londres. Ceci explique sans doute cela et elle a ramené de quoi se fournir en étoffes et stéréotypes pour habiller les quelques occidentaux qui peuplent ces enquêtes humoristiques.
Ironiques, plutôt. Une ironie cynique qui n'est pas sans rappeler un petit peu celle de John Burdett, légèreté féminine en plus.
Tout au plus peut-on déplorer, histoire de faire la fine bouche, que Kishwar Desai se sent obligée de nous expliquer un peu trop souvent que certains propos sont à prendre au second degré. On avait compris dès les premières pages.
Dans ses soit-disant enquêtes policières, elle explore différentes facettes de la société indienne en générale et de la condition des femmes en particulier. L'héroïne de ses bouquins est Simran Singh mi-assistante sociale, mi-détective amateure.

[...] Une femme d'âge mûr ordinaire, une travailleuse sociale qui aime se mêler de tout.

Sans doute bien trop occidentalisée pour représenter fidèlement les nombreuses femmes de son grand pays mais suffisamment curieuse, entêtée et fouille-merde pour alimenter quelques chroniques !
Avec cet épisode : Les origines de l'amour, l'exploration est une lecture salutaire pour nous autres européens. On y découvre toute la filière qui permet aux riches occidentaux d'utiliser les ventres des indiennes pour enfanter les rejetons qu'ils ne peuvent pas (et même de plus en plus, ne veulent pas) porter.

[...] Maintenant que l'Inde était une zone de tourisme médical, les investissements (et les facilités de crédit) abondaient.
[...] On avait récemment ajouté une aile à la clinique, qui servait à héberger ces femmes pendant leurs neuf mois de grossesse et à surveiller leur état. [...] Toutes portaient les enfants d'une clientèle internationale, mais aussi celui d'un couple local.
[...] La plupart des étrangers préféraient les femmes au teint clair - cela leur donnait un peu moins l'impression d'être de vieux colons exploiteurs.
[...] Des gens du monde entier venaient en Inde depuis que le ventre des Indiennes était à louer.
[...] Nos femmes font le travail et leur population augmente. Tu ne vois pas que c'est un complot ? ils ont trouvé une nouvelle façon de nous coloniser.

À l'heure où notre doux et aveugle pays croit devoir s'enflammer autour de la question de la procréation assistée, il n'est pas inutile de claironner que le débat est clos depuis plusieurs années déjà (le bouquin date de 2012 !) et que, dans sa marche inexorable, la mondialisation n'aura attendu ni la manif pour tous, ni une législation trop timide.
Fidèle sans doute à son passé de journaliste, Kishwar Desai nous emmène explorer toutes les ramifications de la filière et suivre le trajet des containers d'embryons, depuis les espoirs des riches occidentales jusqu'à l'appât du gain des femmes indiennes, en passant par les bureaux des douaniers corrompus, depuis la clinique de Londres jusqu'à celle de Delhi.
En dépit de la gravité du sujet et de l'épouvantable trafic humain dont il est ici question, le ton de son bouquin est assez unique (peut-être indien ?) : la prose est légère et humoristique mais les portraits qu'elle trace de ses compatriotes sont peints au vitriol. Les petits et grands marchandages qui accompagnent cette filière mondiale de la nouvelle maternité sont affolants mais l'ambiance qu'elle tisse reste bon enfant. Plusieurs bloggeurs ont d'ailleurs été déroutés parce ce qu'ils ont pris pour trop de complaisance envers les tristes sires qui traversent ce roman.
Mais Kishwar Desai disait elle-même à Libé (qui tirait son portrait en 2014) :

Mes histoires sont si sombres que j’ai éprouvé le besoin de créer un personnage plus optimiste.

Un drôle de bouquin que l'on dirait égaré sur une étagère, quelque part entre une Bridget Jones en sari et un Rouletabille en rickshaw.
Au final, le pamphlet est plus subtil qu'il n'y parait car différents points de vue sont donnés par différents personnages et celui d'Anita (l'épouse du toubib) n'est pas le moins intéressant.

[...] Anita [...] répondait avec vivacité que "les Indiens devaient devenir modernes".
Ce à quoi Subbhash rétorquait : "Ce n'est pas une question de modernité. [...] Est-ce qu'on peut vraiment parler de familles normales ?"
Anita souriait. "Il va falloir que tu t'y fasses mon chéri."

Kishwar Desai donne à lire. Elle ne donne pas de leçon.
Son éditeur français (L'aube) revendique abusivement l'étiquette 'polar' (l'enquête amateure est bien légère), et il est clair qu'on ne tient pas là une grande plume de la littérature (le style passe-partout est facile).
Mais ce quasi reportage journalistique vaut quand même le détour par Delhi pour deux excellentes raisons : il est agréable à lire à nos yeux occidentaux et même très compréhensible jusque dans quelques unes des subtilités locales, et par ailleurs le sujet grave, passionnant et intéressant, visiblement bien documenté, est à découvrir.
Impérativement.
On regrette juste que le pavé soit un peu lourd à digérer : l'idée de se faire entrecroiser différentes histoires et personnages n'est pas mauvaise mais Kishwar Desai se perd et nous perd parfois en route. Certaines parties ne méritaient pas tant de développements ni qu'on y revienne plusieurs fois (notamment les épisodes de la douane).
Pour rester dans le ton léger de ce bouquin et finir d'un clin d'œil,  rappelons-nous le très beau film de début 2014 sur les lunchboxes de Mumbai :

[...] Lorsqu'il rentrait le soir [...] elle prenait la boîte vide de son déjeuner et allait la poser sur le plan de travail de la cuisine.


Pour celles et ceux qui aiment l'Inde.
D'autres avis sur Babelio et surtout celui de Jacques à qui l'on doit cette découverte.
Le portrait de Libé.


Aucun commentaire: