jeudi 29 janvier 2015

Amazone (Maxence Fermine)

Le rêve du piano blanc.

On se sait pas trop après avoir refermé ce petit bouquin Amazone, si c’est un rêve que nous raconte Maxence Fermine, celui du piano blanc ou si c’est le piano blanc lui-même qui a rêvé …
Fitzcarraldo promenait son bateau ivre et son gramophone à travers les montagnes.
Novecento jouait du piano en errant à travers les océans.
Amazone Steinway laisse entendre sa musique quelque part entre les deux, composant avec les rêves délirants de l’un et la poésie de l’autre, entre deux fleuves de l’Amazonie.
C’est là toute la magie de Maxence Fermine, un écrivain qui mérite largement d’entrer au panthéon de nos coups de cœur et de nos favoris.
Fermine nous parachute de but en blanc, sans préliminaire ni avertissement, au fin fond de la forêt amazonienne, dans un village perdu qui ne figure même pas sur les cartes et qui aurait pour nom Esmeralda.
Un village avec en tout et pour tout, une taverne au bord du fleuve, le rendez-vous de tous les aventuriers du coin.
Des choses extraordinaires vont bientôt venir secouer la torpeur de ce village oublié de tous.
[...] - Qu'est-ce que tu dis ? demanda Rodriguez en se tournant vivement vers celui qui venait de troubler la tranquillité d'Esmeralda et qui se tenait sur le seuil, comme une moisissure née de l'humidité de la jungle.
Jesus Diaz ôta son chapeau de paille, sourit de toutes ses dents jaunes, et lança à la cantonade :
- Je dis qu'il y a un piano sur le fleuve.
Amazone Steinway débarque un beau jour à Esmeralda avec son piano blanc dont il tire un jazz à faire pleurer les sirènes.
[...] - Les regrets, le rêve et le hasard. Très bien. mais tout ça ne me dit pas pourquoi on t'appelle Amazone Steinway.
Cette fois, la réponse fut plus claire.
- Amazone, c'est pour le fleuve. Il paraît que ma musique ressemble à celle que produit l'Amazone en charriant toutes ces tonnes d'eau.
- C'est pas faux. Quand je t'ai vu arriver tout à l'heure, j'ai bien cru que le fleuve débordait de son lit.
[...] - Et Steinway ?
Le musicien se jeta en arrière sur sa chaise et, sur un rythme de plus en plus effréné, en véritable virtuose, se mit à tapoter les accoudoirs avec la même frénésie.
- Steinway, c'est parce que ce fichu nom est écrit sur mon piano. Un jour, quelqu'un a prétendu que j'avais gravé mon nom sur le piano, et depuis, tout le mode m'appelle comme ça.
Bien vite, sa légende fait le tour des rivières et des marécages et l’on vient de loin pour l’écouter, s’enivrer et perdre son argent au jeu.
[...] - Il parait que c'est pas un piano mécanique et que c'est lui qui joue réellement.
- Tu en es sûr ?
- Je ne sais pas. En tout cas, ce qui est certain, c'est que ce type est le seul Noir de toute l'Amazone qui joue sur un piano blanc.
Il serait bien vain de vouloir raconter l’histoire d’Amazone Steinway.
C’est un conte, une légende que nous relate Maxence Fermine d’une plume fine et ciselée, tissant mystère et poésie, réussissant à faire du lecteur (douillettement installé dans son fauteuil) un voyageur et un aventurier.
Tout cela est une histoire d’ambiance, un décor d’aventures (quel est celui que l’Amazone ne ferait pas rêver ?), un décor de nouveau far-west.
Mais c’est surtout une histoire d’amour bien sûr, comme le lecteur-voyageur-aventurier va le découvrir lorsqu’un deuxième sortilège va venir troubler Esmeralda, un tour de magie encore plus insolite que l’arrivée du piano blanc sur le fleuve.
Là, on ne résiste pas à vous livrer carrément tout un court chapitre (et si après ça …) :
[...] C'était une nuit de pleine lune, avec une chaleur torride, des centaines de moustiques venus en cohortes des sources du Solimoes et pas mal d'électricité dans l'air. Une nuit à finir fin saoul, sans un sou, entre les cuisses d'une femme. Une nuit à se laisser vivre. La même nuit que la semaine précédente et sans doute que la semaine suivante. Une nuit de fête dans la jungle amazonienne.
Lorsque l'Indien poussa les portes de la taverne, la musique du piano s'arrêta. Et ça, c'était quelque chose d'étrange. Personne ne sut si c'était Amazone qui avait suspendu son geste ou le piano qui avait arrêté de jouer, mais tout le monde comprit qu'il se passait quelque chose d'insolite. Depuis qu'il avait échoué dans ce coin perdu, et dès qu'il commençait à jouer de ce piano blanc, Amazone ne s'était jamais arrêté au beau milieu d'un morceau de musique. Jamais. C’était un sacrilège qu'il n’avait jamais commis. Et là, l'Indien entra, en plein milieu d'un morceau de jazz, et la musique s'arrêta. Comme si les cordes de l'instrument avaient été sectionnées et que le piano sonnait maintenant à vide. On pouvait voir les doigts du musicien parcourir les touches du clavier muet, les effleurer avec des caresses que lui seul connaissait, former des accords de sixième, de septième et de neuvième, sans entendre le moindre son. Comme si Amazone Steinway s'était tout à coup mis à jouer un morceau de silence. Quelque chose de trop aérien et de trop subtil pour l'oreille humaine.
Tout le monde comprit que ce ne serait pas une nuit comme les autres et qu'il y aurait du grabuge. Tout le monde, même le pianiste. Il y avait là une quarantaine d'hommes, tous en sueur, disséminés dans la salle, certains accrochés au comptoir comme si leur vie en dépendait, d'autres occupés à jouer aux cartes, tous à discuter et à faire la fête. Quand l'Indien entra et que la musique cessa, tous se turent et regardèrent le pianiste sans comprendre. Mais dans le miroir que formaient ses yeux, il y avait la réponse à leur question. Un reflet qui se tenait debout, près de la porte d'entrée de la taverne.
Tous les hommes tournèrent soudain la tête et dévisagèrent l'étrange apparition dans un silence pesant. On aurait dit que même les moustiques s'étaient arrêtés de voler. C'est que les nouvelles têtes se faisaient rares dans cette région, et chaque fois, c'était un évènement auquel même les insectes avaient du mal à s'accoutumer.
L'Indien s'arrêta quelques secondes sur le seuil, relâcha les deux battants de la porte, ce qui produisit un grincement épouvantable, rajusta son chapeau d'une main lente et sereine et avança d'un pas. Il était désormais en pleine lumière et tout le monde put se rendre compte de sa haute taille et de son aura particulière. Son habit de toile beige lui donnait un air élégant peu habituel dans ce genre de contrée. Et le plus remarquable, c'était que malgré cette chaleur qui vous prenait à la gorge, malgré cette moiteur insupportable qui vous empoignait, il semblait n'en être nullement affecté.
Il resta quelques secondes sous la lumière puis avança lentement. Sept pas. Avec une lenteur calculée. Sept pas qui semblèrent durer une éternité.
C'était la première fois qu'un Indien yanomami venait à Esmeralda.
Qui est cet Indien mystérieux ? Quel lien le rattache à notre pianiste dont on ne sait toujours pas grand-chose ?
Tout cela nous sera dévoilé juste avant que nos aventuriers perdus repartent pour un dernier voyage.
Un petit livre (à peine 200 pages) que l’on lit d’une traite tant est grand le pouvoir d’envoûtement de l’écriture de Maxence Fermine.
Un petit livre où l’on retrouve avec toujours autant de plaisir quelques-unes des marottes de l’auteur comme la Neige et les Papillons.
Un petit livre qui parle de voyages, de contrées lointaines, d’aventuriers perdus.
Et bien sûr d’Amour avec un grand A.

Pour celles et ceux qui aiment le piano, le jazz et les voyages lointains.
D’autres avis sur Babelio.



lundi 26 janvier 2015

Les rues de Santiago (Boris Quercia)

Les dents du bonheur.

L’Amérique du Sud reste à la une avec cette fois un petit tour au Chili, plus exactement dans Les rues de Santiago.
Boris Quercia nous donne là un excellent et court roman qui combine tout à la fois les valeurs sûres du bon vieux polar à l’ancienne, les saveurs exotiques d’un voyage dans le Chili d’aujourd’hui et une belle écriture moderne, sèche et musclée.
Tous les ingrédients sont là de la recette classique du polar noir : avocat véreux et embrouilles tordues, balles perdues mais pas pour tout le monde, collègues flics pas toujours très cleans mais à l’amitié solide, femme fatale et pognon facilement gagné(s), … enfin, c’est ce qu’on croit toujours …
Boris Quercia met en scène un flic comme on les aime : ténébreux et solitaire, dur en amours comme en affaires.
Son héros, Santiago Quiñones, boit pas mal (sans surprise) et même ne dédaigne pas une ligne de coke de temps à autre.
En suivant les traces de Quiñones dans les rues de Santiago, on s’intéresse finalement assez peu au fil de l’intrigue mais beaucoup au personnage et à ceux qu’il va croiser au gré de ses déambulations.

[…] Personne ne commence en étant déjà flic. Même le plus flic des flics. Ce n’est qu’avec les années que tu le deviens. Et une fois que tu es flic, c’est fini, il n’y a pas de retour en arrière. Même si tu ne tires plus un seul coup de feu et que tu te consacres au jardinage, tu resteras flic jusqu’au bout.

Ce bouquin est plus une histoire d’ambiance, celles des rues de Santiago dont après quelques pages, on ne sait plus trop si ce sont celles de la ville ou celles du héros.
C’est aussi le polar le plus sexy de l’année et pour une fois, les scènes les plus chaudes ne semblent pas ‘téléphonées’ et écrites pour racoler mais bien au contraire, elles s’intègrent parfaitement à l’ambiance et au personnage.

[…] Ces jours pluvieux où l’on marche sous un parapluie en fumant une cigarette sont faits exprès pour penser à des choses tristes.

Faut dire que Quiñones, en plus du pisco-sour et de la coke, Quiñones aime les femmes, surtout celles qui ont les dents légèrement de travers.

[…] Les dents de travers ont plus de personnalité, elles sont vraies. Beaucoup de femmes me plaisent, mais celles qui me plaisent ont presque toujours les dents de travers. Ça dit d’elles qu’elles ne sont pas nées avec une cuillère en argent dans la bouche. Qu’elles sont plus fidèles.

Quand vient à passer l’une de ces créatures, on ne peut s’empêcher de la suivre des yeux, puis de la suivre tout court.
Fatalement, c’est le début des emmerdes.
Un bouquin beaucoup trop court (150 pages) et l’on referme sa liseuse avec surprise : c’est déjà fini ?
On se console en se disant que ce n’est que le début d’une série et qu’il y aura encore d’autres rues à arpenter pour Santiago (et donc on attend la suite pour épingler un coup de cœur).


Pour celles et ceux qui aiment le pisco-sour.
D’autres avis sur Babelio, et celui de Jean-Marc à qui l’on doit cette belle découverte.

mercredi 21 janvier 2015

Le livre d’un été (Tove Jansson)

Les feux de la Saint-Jean

Tove Jansson n’était pas connue de nos services mais plutôt des enfants finlandais et scandinaves pour lesquels elle avait crée les Moomins.
On serait bien en peine de retrouver comment Le livre d’un été est arrivé dans notre liseuse.
Ce livre est celui des souvenirs d’une petite-fille perdue avec sa grand-mère (et son père) sur une petite île perdue d’un archipel perdu au fin fond du Nyland oriental dans le golfe de Finlande.
Autant dire, le bout du monde.

[…] On ne le répètera jamais assez – à quel point la mousse est fragile. On marche dessus une fois et elle se redresse à la première pluie. La deuxième fois, elle ne se redresse plus. La troisième, elle meurt. Il en est de même avec les eiders, la troisième fois qu’on les fait fuir de leur nid, ils ne reviennent jamais.

Sans trop de préliminaires ni d’explications, les courts chapitres s’enchaînent comme autant de micro-nouvelles.
Et les souvenirs défilent : la tempête, la pose des filets, la baignade, la petite fille de l’île voisine, la Saint-Jean (of course), …
On suit le passage des saisons.

[…] La grand-mère avait mal aux jambes, peut-être à cause de la pluie, et elle ne pouvait pas se promener sur l’île autant qu’elle le désirait. Mais elle marchait un petit peu chaque jour avant la nuit et nettoyait le sol. Elle supprimait toutes les traces des hommes. Elle ramassait des clous, des morceaux de papier, de chiffon, ou de plastique, des bouts de bois tachés de goudron, un couvercle ou un autre, puis elle descendait jusqu’au rivage et brûlait tout ce qui pouvait se consumer. La grand-mère sentait que plus l’île devenait propre, plus elle devenait étrangère et distante. « Elle se libère de nous, pensait-elle, bientôt elle sera déserte. Presque déserte. »

Fantasques, excentriques, la grand-mère et sa petite-fille ont un grain, un petit grain pour la petite-fille, un plus gros pour la grand-mère. Ce petit bouquin un peu décalé nous épargne toute mièvrerie ‘infantile’ et nous gratifie de quelques illuminations poétiques.

[…] Ma grand-mère disait toujours que lorsque les cousins dansent et qu’il y a la pleine lune, il faut faire attention.
— Pourquoi ? demanda Sophie.
— C’est le grand jour de l’accouplement, et alors rien n’est sûr. Il faut prendre bien garde à ne pas provoquer le sort. À ne pas renverser de sel, et à ne pas casser de miroirs. Et si les hirondelles quittent la maison, il est préférable de déménager le soir même. Tout ça est très compliqué.
— Comment est-ce que ta grand-mère pouvait avoir des idées aussi ridicules ? demanda Sophie étonnée.
— Ma grand-mère était superstitieuse.

Et puis la figure muette du mystérieux papa, à la fois proche et lointain.
Le temps de ces quelques pages pleines de tendre poésie, on partage l’été d’une drôle de famille.


Pour celles et ceux qui aiment les feux de la Saint-Jean
D’autres avis sur Babelio.

lundi 19 janvier 2015

L’aiguille dans la botte de foin (Ernesto Mallo)

Le tango se danse même avec un fantôme

Décidément l’Amérique du Sud et l’Argentine auront été à l’honneur en 2014. Après Mapuche, Wakolda, Luz ou le temps sauvage, voici L’aiguille dans la botte de foin de Ernesto Mallo, qui signe le début d’une série policière (prometteuse).
Ce pays au passé mouvementé et tourmenté nous attire et nous fascine.
Et il est encore question ici de la dictature des années 70-80 et des bébés volés déjà évoqués dans Mapuche et Luz .
Sur cette toile de fond historique, l’argentin Ernesto Mallo nous peint un polar plutôt bien fichu, dans les tons bien noirs, ça va de soi.
Par un froid matin d’hiver, le commissaire Perro Lascano est appelé sur un terrain vague pour deux cadavres, deux subversifs, la tête criblée de balles (on apprendra plus tard pourquoi les milices semblent gaspiller ainsi leurs munitions) : jusque là rien de bien nouveau sous le soleil argentin, c’est la routine de la justice expéditive de cet état policier. Inutile d’investiguer, mieux vaut classer le dossier.
Sauf que sur place, Perro découvre un troisième cadavre qui n’a rien à voir avec ceux des deux jeunes gauchistes.
Chapitre après chapitre on fait la connaissance de toute une galerie de personnages qui souffrent ou profitent, c’est selon, du climat délétère dans lequel la junte a plongé Buenos Aires.
Au centre de la galerie de portraits, le commissaire Lascano erre comme une âme en peine.
En peine de sa dulcinée Marisa, disparue beaucoup trop tôt et qui revient le hanter, de jour comme de nuit. Si bien qu’Ernesto Mallo parvient même à nous faire croire aux fantômes :

[…] Chaque être, par le simple fait de vivre, émet une radiation qui se projette dans l’espace. Pareille aux étoiles, cette radiation continue de voyager, peut-être même éternellement, même lorsque la personne qui est à l’origine de cette émission a disparu. Marisa est morte, on ne peut pas revenir là-dessus, mais ses radiations continuent de parvenir jusqu’à toi. Et Marisa était un être exceptionnellement radieux. […] Lorsque tout s’éteint, pendant la nuit, lorsque tout est silencieux, c’est à ce moment-là que les signaux arrivent, comme la lumière des étoiles mortes. C’est ça les fantômes.

Au fil de l’écriture très maîtrisée d’Ernesto Mallo (une écriture qui rappelle le style des bons vieux polars noirs), l’enquête de Lascano avance très lentement mais l’inspecteur se montre aussi obstiné qu’un chien (d’où son surnom : Perro) et finira, en même temps que nous, par connecter les différents personnages croisés en chemin … pour une fin déroutante et désespérée, on est en Argentine.
Est-ce une Amérique du Sud désabusée qui veut cela ? L’ambiance dépeinte par Ernesto Mallo rappelle un peu (l’humour en moins, on est en Argentine) celle du chilien Ramón Díaz Eterovic et des enquêtes de don Heredia à Santiago.
Mais on est en Argentine, en pleine dictature et le regard d’Ernesto Mallo est encore plus sombre, plus désespéré que celui du chilien.
En dépit de cette noirceur, la belle écriture de l’auteur fait qu’on a quand même hâte de repartir à Buenos Aires pour une nouvelle enquête aux côtés de Perro Lascano (ce sera bientôt Un voyou argentin, déjà paru en français).


Pour celles et ceux qui aiment les polars sur fond historique.
D’autres avis sur Babelio.

mardi 6 janvier 2015

Le liseur du 6h27 (Jean-Paul Didierlaurent)

Attention à la marche en descendant du train.

C’est B. qui nous a fait inscrire sur la liste de nos envies, celle d’un trajet en compagnie du Liseur de 6h27, roman du vosgien Jean-Paul Didierlaurent(1).
Un bouquin autour duquel on tournait déjà depuis un petit moment puisqu’il alimente de nombreux blogs depuis quelques mois.
La recette de ce succès est désormais bien connue : un titre intriguant, une prose facile mais élégante, un brin d’érudition, pas mal d’humour voire d’autodérision, un ancrage dans le réel d’aujourd’hui, une nette empathie pour les ‘gens’ en général voire quelques éclopés de la vie en particulier, …
Et si en prime votre bouquin parle de … bouquins, alors vous êtes assuré de faire la une de la blogoboule.
Mais le fait que la recette soit connue ne doit pas nous empêcher de reprendre une assiette de ce plat savoureux.
Nous voici donc confortablement assis dans le RER (j’ai dis une bêtise ?). À la station suivante, c’est Guylain Vignolles qui monte dans la rame.
Et il se met à lire, c’est le liseur du 6h27.
Jusque là, rien que du normal et du banal.
Oui mais, Guylain n’est pas un liseur de RER comme les autres : Guylain lit quelques pages à haute voix, forçant l’attention de ses covoiturés …
[…] Pour tous les voyageurs présents dans la rame, il était le liseur, ce type étrange qui, tous les jours de la semaine, parcourait à haute et intelligible voix les quelques pages tirées de sa serviette. Il s’agissait de fragments de livres sans aucun rapport les uns avec les autres. Un extrait de recette de cuisine pouvait côtoyer la page 48 du dernier Goncourt, un paragraphe de roman policier succéder à une page de livre d’histoire. Peu importait le fond pour Guylain. Seul l’acte de lire revêtait de l’importance à ses yeux. Il débitait les textes avec une même application acharnée. Et à chaque fois, la magie opérait.
Effectivement, c’est le secret de la recette quand elle est bien réussie, la magie opère : on pense à Le Guern, le crieur de nouvelles de Fred Vargas.
Très vite Guylain aura lui aussi son fan club :
[…] - Attendez, je ne fais que lire des morceaux de textes, des pages volantes qui n’ont pas de rapport entre elles. Je ne fais pas de lecture de livres.
- Ah ! non mais ça on sait. Ça ne nous gêne pas, au contraire ! c’est même mieux. C’est moins monotone et puis au moins, si le texte n’est pas intéressant, on sait que ça ne va jamais durer plus d’une page. Ça va bientôt faire un an que Josette et moi, on vient vous écouter dans le RER tous les lundis et jeudis matin. Ça fait un peu tôt pour nous mais c’est pas grave, ça nous force à sortir. Et puis comme c’est les jours de marché, on fait d’une pierre deux coups. »
Quelques pages et stations plus loin on apprendra que Guylain travaille au pilon dans une usine à broyer des livres (dont il sauve quelques pages évidemment, on l’aura compris). Cette fois ce sont les ombres bienveillantes de Lila K et de Blandine LeCallet qui planent au-dessus de cette histoire aux saveurs kafkaïennes.
[…] C’était bon de constater qu’il existait un autre monde […], un monde où les livres avaient le droit de finir leur vie douillettement rangés dans les casiers verts le long des parapets en vieillissant au rythme du grand fleuve sous la protection des tours de Notre-Dame.
La seconde partie du livre est moins originale où Guylain découvre (sur clé usb pour faire branché) le journal d’une dame-pipi d’un centre commercial. Journal qu’il se met à lire au fil des rames. Il se mettra aussi à la recherche de la dame(-pipi).
Une bluette humoristique dans la veine de La liste de mes envies , du Mec de la tombe d’à-côté ou du Hérisson, avec des vraies gens dedans ou du moins ce qu’on imagine être des vraies gens … parce que fort heureusement il va s’avérer que la dame-pipi n’est (je cite) ni une vieille femme revêche, ni une ivoirienne rigolarde en boubou, ni une gamine au crâne rasé et couverte de piercings.Le tout est donc à ranger au rayon du easy-reading et du feel-good-booking ! Un petit livre sans prétention à lire agréablement pour se mettre de bonne humeur … dans le métro ou le RER, parce que :
[…] Lorsque le RER s’arrêta en gare et que les gens quittèrent leur wagon, un observateur extérieur aurait pu sans peine remarquer à quel point les auditeurs de Guylain détonnaient d’avec le reste des usagers. Leur visage n’affichait pas ce masque d’impassibilité qu’arboraient les autres voyageurs. Tous présentaient un petit air satisfait de nourrisson repu.
Sans bouder ce plaisir, on se dit que les deux parties du bouquin auraient peut-être gagné à être retaillées (ou à rester taillées ?) en deux petites nouvelles plus aigües.
(1) - oui, l’auteur lui aussi, tout comme son héros Guylain Vignolles (et non pas Vilain Guignol) avait des parents facétieux : pauvre gars qui doit se faire engueuler chaque fois qu’il répond gentiment à la question : bon, alors, nom, prénom ?  …


Pour celles et ceux qui aiment lire dans le métro ou le RER.
D’autres (nombreux !) avis sur Babelio.