jeudi 24 avril 2014

L’homme qui a vu l’homme (Marin Ledun)

Euskadi Ta Askatasuna

Malgré son titre bonhomme, L'homme qui a vu l'homme, le bouquin de Marin Ledun est plutôt sec et raide. Jusqu'ici on enviait le way of life des surfeurs des plages de la Côte d'Argent mais la vie n'est visiblement pas toujours très cool au Pays Basque.
On se souvient de la ‘sale guerre’(1) menée pendant les années 80 au Pays Basque par l'appareil répressif espagnol avec l'amicale bienveillance de son homologue français : des années sombres qui firent la triste renommée des GAL (Groupes anti-terroristes de libération) venus exterminer les membres d'ETA repliés en territoire français, en Euskadi-Nord.
En 2009-2010 de nouvelles exactions ont lieu dont la disparition(2) de Jon Anza dont semble s'être inspiré Marin Ledun.

[…] Un enlèvement qui tourne mal – mais comment le fait même d’enlever et de torturer un mec pourrait-il bien tourner ?

À cette époque, quelques mois avant qu'ETA abandonne officiellement la lutte armée (ce sera fin 2011), certains voient resurgir les fantômes des années de la ‘sale guerre’.

[…] Elle voit bien que ces histoires de guerre sale qui resurgissent les ennuient au plus haut point. Qu’ils aimeraient lancer une autre rumeur autour de la disparition de son frère. L’idée d’un règlement de comptes entre factions rivales ou d’une guerre de succession au sein d’ETA leur conviendrait parfaitement. Après tout, c’est peut-être le cas. Qui pourrait apporter la preuve du contraire ?

Ce bouquin est l'occasion de plonger dans l'histoire récente de cette région, de revisiter les amours incestueuses entre les appareils judiciaires et policiers, de se perdre dans les arcanes de la désinformation et de la manipulation, de s'étonner encore et toujours de l'impunité avec laquelle peuvent agir des groupuscules miliciens (en France, en 2009).
Sans se laisser emporté par son engagement, Marin Ledun évite soigneusement d'en faire trop sur le volet politique et le héros de son livre n'est pas ETA : les motivations (parfois) de cette organisation et ses actions (souvent) sont suffisamment ambigues pour qu'on ne suive pas aveuglément ses militants.
Non, le propos de l'auteur vise plutôt à retracer le patient (et dangereux) travail d'investigation des journalistes(3) : il y en a deux dans son roman, ni des saints, ni des héros, mais deux journaleux qui font leur boulot.
L’un d’eux, Iban, n’est qu’un demi-basque et encore il ne parle même pas la langue, pas franchement adopté au pays : il nous va nous servir de poisson pilote dans les dédales de l’intrigue.

[…] Tout le monde parle par énigme dans ce pays ou est-ce qu’il y a un truc qui m’échappe ?
[…] Iban est perdu, il ne maîtrise ni le vocabulaire, ni les signes, ni les codes. Il ne connaît pas l’histoire. Pour lui, tout ça n’est qu’un folklore exotique de secte et de cinéma. Il ne voit que des cagoulés dans les deux camps et des paradoxes. Ceux en blanc, qui postent des communiqués et prônent la lutte armée et la réconciliation. Ceux en noir, sur une aire de repos, qui enlèvent et torturent.
[…] Qu’est-ce qu’il croit ? Qu’il peut débarquer de nulle part et se mêler des histoires d’un pays qui n’est pas le sien ?

Cela donne un récit sec et un bouquin très dur, sans cesse sous tension, une sorte de thriller politique où Marin Ledun ne nous fait guère de concessions : pas vraiment de héros sans peurs et sans reproches, pas d’empathie romancée, pas de scoops politico-journalistiques, pas de rocambolesques péripéties, ...
Mais des faits, beaucoup de faits (inspirés de faits réels on l’a dit), parfois difficilement soutenables(4) , juste hier en 2009, ici en France.
La description coup de poing d'un monde déshumanisé qui renvoie pratiquement dos à dos les flics compromis avec leurs mercenaires et les indépendantistes figés dans leur rigueur militante.
Marin Ledun tient sa prose et son intrigue d'une main de fer et nous donne un récit noir, très dur mais indispensable. Et une vision guère optimiste de notre société.
Pourquoi donc ce bouquin laisse-t-il ce sentiment d’âpre désespérance ?
Peut-être parce qu’il ne s’agit pas d’un serial-killer un peu fou et donc à nous étranger mais bien d’une histoire presque ordinaire avec des acteurs presque ordinaires ?

(1) -  en référence aux méthodes déjà employées, avec le succès que l'on sait, en Algérie
(2) - enlèvement, séquestration et torture, ...
(3) - on pense un peu au bouquin du suédois Magnus Montelius, lu récemment, même si l'ambiance et le contexte politique sont ici radicalement différents
(4) - mais là encore, aucune complaisance pour certaines scènes trop faciles, presque un modèle du genre, pourtant casse-gueule


D'autres avis sur Babelio. Jean-Marc, Sia et Guillaume (l'auteur de L'île des hommes déchus) en parlent.
Un article de l'Express (de 1995) sur les GAL.



mardi 22 avril 2014

Alice et ses nombreux maris (Francis Dannemark)

Pierre, Vincent, Wilbur, Swami et les autres.

Une histoire belge de l'auteur Francis Dannemark (ah, ah).
L'histoire d'Alice qui ne pensait jamais à rien (et de tous ses maris, plus un).
L'histoire d'une vieille dame anglaise, de celles qui prennent le thé avec grâce, élégance et raffinement.
L'histoire d'Alice qui, à l'occasion du décès de sa sœur, retrouve son neveu Paul et entreprend de lui raconter sa vie mouvementée, riche en voyages, en anecdotes et en maris.
Au fil de quelques thés et de quelques restos italiens en compagnie de son neveu, la vieille dame très digne défile la pelote de sa vie, de ses voyages (Italie, Canada, Inde, Australie, ...) et donc de ses maris : des maris qui ont une fâcheuse tendance à passer de vie à trépas, alors que notre veuve a une joyeuse tendance à dire ‘oui’ chaque fois qu'on la demande en mariage, toute aussi prompte à oublier son précédent chagrin qu'à s'enthousiasmer pour une nouvelle aventure.
[…] — Quand il a lancé l’idée de se marier, je lui ai dit qu’il fallait que je réfléchisse et il a trouvé que c’était la moindre des choses. Il n’aurait pas dû dire ça si gentiment. J’en ai profité pour ne pas réfléchir du tout et je lui ai dit oui.
— Je n’oserais pas dire que je suis étonné, ai-je dit à Alice
Ou encore :
[…] J’ai eu droit à une séance de massage. Il avait de si grandes mains qu’il a pu me masser la cheville avec l’une et me caresser la nuque avec l’autre. Puis il m’a dit qu’il fallait que je m’allonge un peu et il s’est allongé avec moi… et puis voilà. Nous sommes rentrés à New York ensemble. Il ne m’a pas demandé mon avis. Je me suis laissé faire. C’était bien. Et quand il m’a demandé de devenir sa femme, j’ai dit oui avant qu’il ait fini de poser sa question. Pour ne pas être tentée de réfléchir.
C'est plus facile lorsque l'on vit l'instant présent sans se soucier de ce que nous a donné puis repris le passé, pas plus que de ce que nous réserve l'avenir.
[...] J'avais compris que l'on ne vit qu'un jour à la fois, et plutôt aujourd'hui que demain.
Autant dire que les accidents, les rencontres et les épousailles s'enchaînent pour notre plus grand plaisir !
[…] C’était une citation de Mark Twain : « Let us so live that when we come to die, even the undertaker will be sorry. » Un long silence s’est installé. « Vivons de telle sorte que, lorsque viendra le temps de mourir, même le fossoyeur soit désolé »
Le titre est long mais le petit livre est léger, charmant, divertissant, amusant. En un mot : frivole.
L'écriture de Francis Dannemark est aussi douce et pétillante que sa vieille dame Alice.
Un agréable petit moment de détente qui passe presque trop vite et dont il ne reste peut-être pas grand chose : juste la fugace impression de cette vieille dame aperçue dans le salon d'un grand hôtel de Bruxelles.
À force de légèreté, ce court roman nous a même semblé un peu superficiel.



Pour celles et ceux qui aiment feuilleter les vieux albums photos.
D'autres avis sur Babelio.Yv en parle aussi.

mardi 15 avril 2014

En mer (Toine Heijmans)

Le père et la mer.

Toine Heijmans est un journaliste hollandais. Après quelques ouvrages professionnels, voici son premier roman : En mer. Couronné du Médicis étranger, ben ça alors. Et tous les blogs en parlent.
Alors on se méfie un peu du roman facile à la mode mais on essaye quand même, on commence d'abord par l'extrait numérique ebook des premières pages et puis on clique vite sur acheter la suite car dès les premières pages on a lu, on a vu, que le journaleux écrivait plutôt bien. Et même très bien.
L'histoire d'un homme, l'histoire d'un père. Visiblement pas très à l'aise, pas tout à fait à sa place, dans son rôle social, de mari, de père ...
Pas mal dépressif le gars. Il a pris un congé sabbatique et est parti faire un tour en mer de quelques mois. Il revient au port et pour la dernière étape, il a embarqué sa fille Maria qui était venue le rejoindre. Reste plus que deux jours de mer avant la dernière escale.
Mais dès les premières pages, on sent que ça va très très mal se passer. D'ailleurs il le dit !

[...] Jusqu’à présent tout s’était bien passé, et tout allait bien se passer.

Exactement.

[…] Ce n’était pas très malin. Je fais parfois des choses dont je sais qu’il vaudrait mieux ne pas les faire. Mais je les fais quand même. Je me suis souvent demandé pourquoi il en était ainsi.
[…] Un bateau peut appareiller, mais finit toujours par rentrer au port. C’est ainsi que ça fonctionne partout dans le monde. Les seuls bateaux qui restent dehors sont ceux qui ont coulé. Je suis d’ailleurs resté dehors bien assez longtemps.

Il part en vrille le bonhomme. Dépressif, ça on a dit. Maniaque et un brin obsessionnel aussi.

[…] À bord, il faut être routinier et ordonné, ça rassure. Les amarres dans le coffre aux ancres. Café à huit heures. Les bottes dans la cale. Transcrire régulièrement la position dans le journal de bord. Écouter les prévisions météo sur la VHF. Ranger le pavillon quand le soleil se couche. Mettre le téléphone dans le four lorsque l’orage menace. On survit par routine. Lorsque tout va mal, mieux vaut savoir où tout se trouve. Sans routine, les pensées se bousculent. On pense à tout à la fois. Aux nuages, au four, au café, aux bottes, au pavillon. Au journal de bord, aux amarres. À ta fille qui dort dans la cale avant, la petite cale.

Avec sa fille Maria, il veut bien faire. Prouver à la face du monde en général et à celle de son épouse Hagar en particulier qu'il est un bon père, un bon mari, un homme responsable, un bon gars bien à sa place dans la société. Une obsession qui rappelle un peu celles de David Vann.

[….] Je dois réfléchir. Je dois décider après mûre réflexion. Je dois agir en adulte. Hagar disait : « Je voudrais tellement que tu sois un adulte. Un homme qui prend des décisions. » Je suis un adulte, Hagar. Je vais te le montrer.
[...] Les capitaines ne peuvent pas prendre de mauvaises décisions, mais ils le font tout de même. Je me disais: Entre un père et un capitaine, il n'y a guère de différence. 

On est déjà presque arrivés au port et la petite Maria n'est plus sur le bateau. Et maintenant c'est presque le vent d'hiver de Laura Kasischke qui souffle sur la mer du nord.
Mais Toine Heijmans se démarque habilement de ces ombres menaçantes qu'auraient pu représenter D. Vann et L. Kasischke. D'abord par son écriture, minimaliste, obsessionnelle qui traduit à merveille les raisonnements morbides de son personnage. Juste assez proche pour qu'on s'y identifie avec un peu d'empathie, juste assez tordu pour nous emmener avec lui au fond des eaux du nord.
Et puis y'a le récit de ce gars dont visiblement les plombs ont sauté : pression sociale, professionnelle, familiale, ... notre société moderne est sans pitié. Un véritable rouleau compresseur. Tout comme les rouleaux de la mer qui ne connait pas d'états d'âme. Et malheur à celui qui ne garde pas la tête hors de l'eau.

[...] Mon sort est entre les mains de la mer. Qu'est-ce que ça peut lui faire, à la mer, si j'échoue ? Jusqu'à présent, je voyais dans la mer une compagne, une amie pour faire route ensemble. [...] Mais la mer ne peut pas être une amie. L'eau n'a ni sentiment ni histoire. Elle ne fait rien, elle est, c'est tout. Si elle t'assassine, si elle te noie, il n'y a là rien à rechercher que ta propre stupidité. La mer n'est ni une amie ni une ennemie.
C'est un fait: tu es là dans l'eau. Que tout ton avenir en dépende, le tien et celui des autres - l'eau n'y peut rien. L'eau s'en fiche complètement. [...] L'homme veut se montrer plus fort que l'eau, alors qu'il ne s'agit que d'eau: de l'eau sans pensées, sans arrière-pensées.

Bien sûr on comprend assez vite où est passée la petite Maria mais Toine Heijmans réussit à nous sortir de l’eau une fin étonnante, pleine d'empathie tragique pour son personnage.
150 pages, denses, ramassées qui vont droit à l'essentiel, sans varier de cap.
Quelques pages sur un homme qui part en vrille, un père, un mec broyé par les pressions de notre société. Mais ces pages semblent également trouver un écho chez les filles puisque beaucoup de blogueuses en parlent.


Pour celles et ceux qui aiment se faire promener en bateau.
D'autres avis sur Babelio. Lo en parle, Kathel aussi.


vendredi 11 avril 2014

Code 1879 (Dan Waddell)

Une enquête génialogique !

Petit polar sympa que ce Code 1879 du britannique Dan Waddell.
On retrouve dans ces pages tous les ingrédients d'une de ces séries policières en vogue à la tv.
Une équipe de flics aux figures canoniques mais à qui on a envie de s'intéresser : la fliquette qui n'a pas la langue dans sa poche, le grand vieux flic trop sérieux, etc. ... Et puis le piment, le sel, l'originalité de la série, l'élément étranger venu du privé : cette fois, ce n'est ni un mentaliste, ni un auteur de polars, c'est un généalogiste.
Nous voici à Londres, une ville effrayée par un criminel qui semble reproduire aujourd'hui les meurtres d'un serial-killer qui aurait sévi en 1879 et qui grave sur ses victimes un code qui ressemble fort à une référence d'arbre généalogique.

[…] Foster était de retour à la morgue. « Je devrais m’installer un lit ici », pensa-t-il. Un détour par les toilettes hommes et un rapide regard dans le miroir lui confirma que l’endroit serait approprié – sa peau avait la couleur de la cendre, des sillons noirs et profonds lui barraient le dessous des yeux. Certains pensionnaires du lieu avaient meilleure mine que lui.

La police fait donc appel à Nigel Barnes dont le hobby, la profession et le savoir-faire, sont de parcourir les archives du passé sur les traces de vos ancêtres. Et va y'avoir du boulot, pour les enquêteurs de police comme pour l'enquêteur du passé ...
On ne vous en dit pas plus et il vous faudra attendre les toutes dernières pages pour assister à un enterrement pas banal !

[…] Le Collège royal de chirurgie avait accepté de rendre le corps pour qu’il soit inhumé.

Un polar gentillet, écrit de manière fluide (mais reconnaissons-le, assez incolore et insipide) dont l'originalité est uniquement cette mise en scène de la généalogie appliquée.
C'est plutôt réussi et ce contexte intéressant et curieux donne matière à la fois à l'enquête mais aussi aux crimes. L'occasion de découvrir un peu mieux cette discipline et le passé victorien de Londres.

[…] « Et pourquoi moi ? – Si vous étiez plus au courant de votre histoire familiale, vous le sauriez. »
[…] Quiconque essaie d’oublier le passé a un cadavre enterré à la cave », avait-il dit.
[…] - Il faut que nous voyions clair dans tout ce qui s’est passé à l’époque.
Quelqu’un n’a-t-il pas dit, “le passé est un autre pays” ?
– La France aussi. Et je n’ai jamais eu envie d’aller là-bas. »

L'intrigue est assez rocambolesque (voire un peu capillotractée) mais doit servir utilement le propos, on est d'accord. Le bouquin se lit rapidement et se termine encore plus vite lorsque, dans une scène digne de Misery, on se surprend à tourner les pages à la vitesse tgv !
Comme on n'est pas franchement passionnés de généalogie, il n'est pas sûr qu'on ait réellement envie de poursuivre la série des autres enquêtes de Nigel Barnes, aussi génialogique soit-elle, de peur que le plaisir de la découverte ne soit émoussé.
Pour autant, ce premier épisode méritait quand même bien le détour.


Pour celles et ceux qui aiment les arbres généalogiques et les serial-killer.
D'autres avis sur Babelio. Action-suspense en parle.