vendredi 21 septembre 2012

La vingt-septième ville (Jonathan Franzen)

Quelque chose de pourri au royaume de St Louis.

Attention, pavé !
Voilà bien un bouquin inclassable. Et d'après MAM qui a commencé par Les corrections(1) ce pourrait bien être la marque de fabrique de l'auteur : Jonathan Franzen.
La vingt-septième ville, c'est Saint-Louis, Missouri, au confluent du Missouri et du Mississipi.
Elle fut au début du siècle (le XX°) l'une des plus grandes villes des États-Unis puis connut un déclin inexorable.
Dans les années 70-80 tout part à vau-l'eau et la corruption est généralisée dans les arcanes du pouvoir de la ville.
Survient une drôle de petite bonne femme, Suzanne Jammu, qui prend la tête de la police municipale : ex-trotskyste tendance marxiste, parente éloignée d'Indira, elle débarque de Bombay(2) où elle était ... préfet de police de la plus grande ville d'Inde !
La dame et ses sbires ne reculent devant rien : les chambres et les cuisines de ceux qui comptent en ville, les toilettes des bars et des pubs où tout ce joli monde se retrouve, tout est truffé de micros.
Quelques attentats (soigneusement ciblés pour éviter toutes pertes humaines) affolent St-Louis. Heureusement la chef de la police veille au grain ! De là à penser que c'est elle qui organise tout cela pour mieux asseoir son pouvoir ...
Car son équipe d'indiens(3) a plusieurs cordes à son arc : et si vous ne pliez pas, on peut (crescendo) vous écraser votre chien, séduire votre fille, ou même ... [stop]
De l'autre côté, Martin Probst, un industriel du BTP honnête (si, si, y'en a un et il habite St-Louis) un entrepreneur honnête donc qui, indiens ou pas indiens, ne voit pas pourquoi il changerait sa ligne de conduite : il y perdra son chien, sa fille, et même ... [re-stop]
Et tout ça pour quoi ? Pour redonner un peu de vie au centre-ville, qui a été peu à peu délaissé au profit des banlieues chics du comté avoisinant ?
Ou pour que certains (dont maman-Jammu ?) empochent quelques plus-values foncières quand les quartiers débarrassés du crime prendront de la valeur immobilière(4) ? Spéculation, corruption, industrie, ségrégation, urbanisme ...

[...] - Une des raisons majeures pour lesquelles la bourgeoisie blanche est venue s'installer dans le comté, c'est, comme nous le savons tous, le désir d'avoir de bonnes écoles et, plus spécifiquement, la peur des quartiers noirs. Si la ville réintègre le comté, il n'y aura plus nulle part où se réfugier.

Le pavé est foisonnant, au point que beaucoup l'ont jugé long et fastidieux : mais si on se laisse prendre au jeu et plonger dans la vie quotidienne de St-Louis des années 70-80, c'est passionnant. Les rivalités entre la ville et le comté alentour, les questions d'urbanisme, ...
Et la richesse des personnages décrits minutieusement par Jonathan Frantzen.
On ne sait pas trop où il veut en venir : est-ce une enquête sociale ? un suspense psychologique ? rien de tout cela ou tout à la fois ?
On notera deux portraits féminins tout en richesse et subtilité.
Barbara, la femme de l'industriel, une Barbie qui n'a de poupée que son surnom.

[...] Chaque semaine, en moyenne, elle lisait quatre livres. [...] Elle allait une fois à son cours de gym et jouait trois fois au tennis. Chaque semaine, en moyenne, elle faisait six petits-déjeuners, emballait cinq déjeuners à emporter et préparait six diners. Elle parcourait cent soixante kilomètres en voiture. Elle regardait par la fenêtre pendant quarante-cinq minutes. Elle déjeunait au restaurant trois fois. [...] Elle passait six heures dans les magasins, une heure sous la douche. Elle dormait cinquante et une heures. Elle regardait la télévision pendant neuf heures. Elle parlait deux fois au téléphone avec Betsy LeMaster. De trois à cinq fois avec Audrey. Quatorze fois en tout avec d'autres amies. La radio restait allumée toute la journée.

Mais ce portrait de la page 121 cache en réalité une femme qui aura d'autres occasions de nous surprendre tout au long du bouquin.
Et puis bien sûr la mystérieuse et captivante indienne Jammu dont on ne sait trop si c'est une force naïve ou une puissance diabolique qui l'habite, mais en tout cas à qui rien ni personne ne résiste.
Ou presque, puisque tout cela finira dans un lamentable cafouillage : dans les années 70-80, il y avait quelque chose de pourri au royaume de St-Louis.
Contrairement à beaucoup de blogueurs, on a bien aimé ce gros pavé(5), sa richesse sans prétention, ses personnages très attachants, ses évocations précises et détaillées de tout et de rien, c'est-à-dire de ce qui faisait la vie quotidienne à St-Louis en ces années-là ...
Un bouquin très très américain, où à force de descriptions minutieuses (la longueur a cet effet-là) on croit toucher un peu de cette spécificité américaine, de cette a-culture américaine(6).
MAM tout comme BMR, on est tous les deux enthousiastes : à deux doigts (et quelques dizaines de pages) du coup de cœur.

(1) - Les corrections ont le succès que l'on sait, ce qui a permis de re-sortir ce premier bouquin de Frantzen qui date de la fin des années 80 - d'après MAM ce St-Louis est même meilleur que les Corrections
(2) - le bouquin date de 88, on ne disait pas encore Mumbai !
(3) - quelques parallèles subtils sont tissées entre les indiens d'Inde et ceux d'Amérique
(4) - pour la petite histoire (la vraie), St-Louis fut dans les années 50, le lieu d'un grand chantier d'urbanisme inspiré de notre Corbusier national et destiné à reloger la population croissante. Le projet fut confié à un jeune architecte, Minoru Yamasaki. La cité qui concentrait et séparait blancs et noirs se révéla évidemment un véritable désastre et connaitra la démolition seulement vingt ans plus tard, à peu près au moment où était inauguré le World Trade Center construit par ... Minoru Yamasaki ! Quand on a la poisse ...
(5) - notons au passage que c'est très bien écrit (et visiblement très bien traduit) ce qui, avec un peu de suspense pour accompagner et un peu d'exotisme indien pour assaisonner, rend le pavé nourrissant mais très digeste
(6) - le bouquin date de 88, on ne disait pas encore étasunien(ne) !


D'autres avis (guère amateurs de pavés) sur Babelio.
Points édite ces 669 pages qui datent de 1988 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Jean-François Ménard.

mardi 18 septembre 2012

Un oiseau blanc dans le blizzard (Laura Kasischke)

American beauty.

Ooh, voilà une belle découverte que Laura Kasischke.
Si l'on en croit son Oiseau blanc dans le blizzard, ça promet.
L'horreur cruelle du quotidien, y'a pas d'autres mots.
Le quotidien bien propre et bien blanc des banlieues américaines.
Une maison. Une mère, un père, une fille. Et la haine tranquille qui relie ces trois-là.
http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifUn beau jour la mère disparait et au fil des flashbacks, on va découvrir peu à peu ce qui se tramait sous la surface bien lisse de cette famille trop propre.

[...] On est samedi. Cela fait une semaine et un jour que ma mère est partie. Je compterais bien les heures et les minutes, aussi, mais elle a quitté la maison un vendredi après-midi pendant que j’étais à l’école et que mon père était à son travail. Nous sommes tous deux rentrés chez nous pour trouver une maison déserte. Elle n’a pas laissé de mot, elle n’a pas fait la moindre valise, elle a juste passé ce petit coup de fil le lendemain pour dire à mon père qu’elle ne reviendrait pas, et puis plus rien.

C'est féroce et superbement bien écrit.
L'auteure enchaîne les descriptions à première vue superficielles de leur vie monotone et puis, bang, au détour d'une phrase inattendue le scalpel découpe la surface et s'enfonce bien profond, juste là où ça fait très mal.

[...] Mais cela ne l’empêchait pas de me faire les gros yeux quand je mangeais ces petits gâteaux. « Mon Dieu ! disait-elle quand je mordais dans la poussière douce de l’aile d’un ange. Mais tu grossis d’heure en heure, Kat ! » Voilà, ma mère était comme ça. Et alors ? Nous avons tous eu des enfances merdiques.

Une littérature très physique, d'une violence contenue :

[...] « C’est quoi, cette odeur ? s’étonna Phil quand il vint me voir, un peu plus tard, ce soir-là. — La mort », répondis-je.

Peu à peu, Kat va nous faire revivre son passé, son enfance entre ses parents toxiques, un père ennuyeux et une mère ennuyée. Peu à peu, elle cherchera à s'échapper de cette prison dorée, trop lisse et trop propre, quitte à coucher avec tout ce qui passe à la maison, le voisin affligé d'une mère aveugle ou l'inspecteur chargé de l'enquête sur la disparition de maman.

[...] Notre maison, comme toutes celles de notre rue, a trois chambres – la mienne, celle de mes parents et une chambre d’amis, dont la porte est toujours fermée. Les rares fois où on ouvre cette porte, une bouffée fraîche de naphtaline s’engouffre dans nos poumons, comme si l’ami invité était en fait le passé, enfermé depuis des années, qui essaie de s’échapper.

Oui, la maison de cette gentille famille américaine recèle quelque secret qui finira par s'échapper.
Mais on ne vous dévoile pas la fin, façon polar, tout à fait à la hauteur de cet excellent roman.


Disponible en ebookPour celles et ceux qui aiment les histoires de famille.
C'est Christian Bourgeois qui édite ces 317 pages qui datent de 2008 en VO et qui sont traduites de l'anglais par Anne Wicke.
D'autres avis sur Babelio.

lundi 3 septembre 2012

Requins d’eau douce (Heinrich Steinfest)

Dandy-polar.

Ah, voilà un moment qu'on attendait une bonne surprise au rayon polar.
Merci donc à Mr. Heinrich Steinfest pour son roman étrange : Requins d'eau douce et bravo à MAM pour sa bonne pioche.
Et si le roman relève du décalé, Heinrich Steinfest ne l'est pas moins : le bonhomme est d'origine autrichienne (son roman se passe à Vienne) mais il est né en Australie (d'où sont les requins) et il vit désormais en Allemagne(1) ...
Jugez un peu : l'histoire commence avec la découverte d'un cadavre à moitié bouffé par un requin, un cadavre qui flotte dans une piscine sur le toit d'une résidence du centre de Vienne ... un requin égaré loin de la Gold Coast ?

[...] Quand on rencontre un plongeur, on a souvent l'impression d'avoir affaire à un astronaute débile, qui aurait passé trop de temps dans l'espace. Non, quand on a toute sa tête, on craint l'eau, on craint les poissons, les petits comme les grands. Et surtout on craint l'obscurité, qui gouverne les eaux. Plonger la tête sous l'eau dans sa baignoire, c'est déjà bien assez. Personne ne peut supporter ça longtemps, et je ne vous parle même pas de la respiration.

Le reste du bouquin et toute sa cohorte de personnages sont à la hauteur de cette entrée en matière un peu déjantée, en équilibre instable (mais parfaitement maîtrisé) sur la frontière ténue entre réalisme cru, insolite déluré et nonsense so british so germanique.
Quel plaisir que cette lecture où la kulture est évidente sans se prendre au sérieux(2), portée par l'humour pince sans rire et les associations d'idées, où le sel de l'esprit est si savoureux et si impertinent qu'on se dépêche de passer les détails de l'intrigue policière(3) dans la hâte de se perdre dans une nouvelle digression à demi philosophique.
Une lecture où l'on retrouve un peu d'une ambiance entre l'inspecteur Derrick et Fred Vargas.
L'inspecteur Lukastik est misanthrope, obsessionnel, impertinent, prétentieux et arrogant, un vrai parisien(4).

[...] - Vous ne changeriez jamais d'endroit ?
- Pas pour tout l'or du monde. Ma détresse ou ma haine à l'égard de mes compatriotes ne seront jamais assez grandes pour m'inciter à me livrer à l'étranger. Et par étranger, j'entends tout ce qui est situé hors de Vienne.

Accessoirement il mange la soupe tous les soirs avec ses père et mère et il a couché avec sa sœur. Vraiment un personnage ambigu. Et passionnant. Une sorte de dandy-policier.
Délicieux, savoureux. Epicé et relevé, salé comme la soupe du père.
Pour finir on citera l'un des aphorismes du Tractatus Logico-philosophicus du penseur et logicien autrichien Ludwig Wittgenstein, abondamment utilisé par l'inspecteur Lukastik au fil de son enquête : Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.
Alors taisons nous et découvrez vite ce nouvel inspecteur venu d'Autriche !

(1) - tiens ? après Sebastian Fitzek encore l'Allemagne ? nouvelle mode du polar in France après la vague, que dis-je : le tsunami, venu(e) des pays nordiques ?
(2) - mais cet étalage pourtant modéré agace visiblement les amateurs de thrillers tgv
(3) - purement décorative, amateurs de polars trépidants, contournez l'Autriche !
(4) - on notera avec amusement la suffisance viennoise vis-à-vis de la proche banlieue autrichienne, et l'on imagine sans peine l'inspecteur Lukastik franchir le périph' avec appréhension (on se rappellera aussi la jalousie de Bergen vis à vis d'Oslo, toujours au rayon polars) - manifestement, Paris a beau être la plus belle ville du monde, elle n'a pas le monopole de l'arrogance


Pour celles et ceux qui aiment la plongée.
Curieusement les avis sont assez négatifs, ici ou . Sans doute parce que le livre est déroutant : c'est ce qui nous a plus, tout comme à Yan.