lundi 26 novembre 2012

Le sillage de l'oubli (Bruce Machart)

 

Le mauvais cheval.

On ne présente plus les éditions Gallmeister et leur collection Nature Writing qui fait régulièrement la une de ce blog.
En voici un nouvel épisode qui change un peu des polars auxquels on avait pris goût, un épisode plutôt dans la veine de David Vann que celle de Craig Johnson.
http://carnot69.free.fr/images/coeur.gifUne très sombre histoire de famille, à cheval : Le sillage de l'oubli de Bruce Machart.
Nous voici à l'orée du siècle (le dernier hein), au fin fond du Texas, dans les plaines cotonneuses du Lavaca County, à quelques chevauchées de la frontière mexicaine.
La région était peuplée d'immigrants tchèques(1) et dans la famille Skala tout allait pour le mieux.
Le père Vaclav pour agrandir ses terres, chevauchait ses pur-sang pour des paris risqués qu'il gagnait régulièrement : le domaine prenait de l'ampleur. Tout allait bien jusqu'à ce que la mère Klara meure en couches à la naissance du petit dernier Karel. Dès lors, Lavaca County sera comme un avant-goût de l'enfer pour la famille Skala.
[...] À compter de ce jour, les gens du coin diraient que la mort de Klara avait transformé cet homme d'un naturel gentil en une personne amère et dure, mais en vérité, Vaclav le savait, l'absence de sa femme avait seulement fait ressurgir celui qu'il était avant de la connaître, celui que seule cette compagnie féminine avait su adoucir.
Au cours de son existence, il avait connu une terre si coriace qu'avant plusieurs saisons de pluie régulière elle pouvait briser le soc d'une charrue, et il n'était pas sans savoir que si l'acharnement ou le hasard des circonstances vous permettaient de la cultiver, mieux valait alors ne jamais oublier que, sans l'action conjuguée des gros nuages chargés d'eau et de la providence, vos bottes seraient condamnées à résonner sur la terre aride en soulevant la poussière quand vous traverseriez vos champs.
Depuis la mort de sa femme, Vaclav s'enfonce dans sa terre. Il ne vit plus que pour elle et ne rêve que de l'agrandir. Le plus jeune fils Karel est devenu un cavalier émérite et gagne régulièrement les paris contre les voisins, agrandissant le domaine familial à chaque course. Vaclav prend le plus grand soin de ses pur-sang et ce sont donc les quatre fils qui tirent désormais la charrue sous l'oeil sévère du père, le fouet au côté. Courbés ainsi sous le “joug paternel” ils en garderont à jamais la nuque déformée.
Jusqu'au jour où arrive le sieur Villaseñor, mexicain de son état - et visiblement en ce temps-là, les latinos ne sont pas les bienvenus. Mais le sieur Villaseñor est riche et rêve de marier ses trois filles aux fils d'un grand propriétaire texan.
Les fils reluquent les donzelles et aspireraient bien à la liberté ... mais pour le père, il n'en est pas question.
Sauf qu'au Texas en ce temps-là, on ne refuse pas un pari ... Et c'est donc à cheval, à la course, que va se jouer le sort de la famille Skala ...
On ne vous en dit pas plus même si le suspense n'est pas le ressort du bouquin. Au contraire, on passe habilement entre trois époques : 1895 à la naissance de Karel, 1910 à l'apparition des jeunes mexicaines et 1924 lorsque Karel est devenu adulte et que ...
C'est le premier roman de Bruce Machart et il faut avouer que c'est un joli coup : bien sûr il y a cette histoire, âpre et sauvage, presque inhumaine comme la terre avec laquelle les hommes font corps.
Et puis il y a cette écriture (sans doute admirablement traduite), riche, ample, impeccable.
C'est fort et ça remue.
(1) - ben oui tiens, voilà encore un pays de la vieille Europe qui a peuplé le Nouveau Monde

Pour celles et ceux qui aiment les chevaux. 
Ces 335 pages datent de 2010 en VO et sont superbement traduites de l'américain par Marc Amfreville. 
D'autres avis sur Babelio.

mardi 20 novembre 2012

Emily ( Stewart O'Nan)

Fin de parcours.

Il s'agit encore d'une douce musique : celle des mots de Stewart O'Nan car le bouquin est fort bien écrit (de cette écriture simple et droite qu'on affectionne chez les états-uniens). La douce musique aussi des dernières années de la vieille dame Emily.
Emily, c'est un peu le contrepoint du Grondement de la montagne du japonais Yasunari Kawabata dont on parlait il y a quelques jours.
Autant les dernières années du japonais étaient amères et désabusées, autant les dernières années d'Emily sont, certes empreintes de nostalgie, mais pleines de vitalité : la vieille dame va même jusqu'à s'acheter une nouvelle voiture (plus maniable que le paquebot que lui a laissé son défunt mari) afin de retrouver son autonomie lorsque son amie Arlène est hospitalisée qui conduisait jusqu'ici pour elles deux. Il vaut mieux d'ailleurs qu'Emily reprenne le volant, vu la conduite acrobatique d'Arlène dans les rues de la banlieue de Pittsburgh.
Les dialogues entre les deux vieilles dames sont savoureux : acides et piquants. C'est la meilleure partie du livre.
[...] Arlene baissa sa vitre de quelques centimètres. « Ça t’ennuie beaucoup si je fume ?
– Je croyais que le médecin t’avait dit d’arrêter.
– C’est ce que je fais. Il m’a mis un patch. » Relevant sa manche de veste, elle montra à Emily un carré couleur chair, puis alluma une cigarette. « Si ça doit arriver, ça n’arrivera pas en un jour. Il le sait.
– Mais tu vas essayer ?
– Je vais essayer.
– C’est courageux de ta part.
– J’imagine que ça va être désagréable pour tout le monde.
– Mais ça en vaudra la peine.
– Tu dis ça maintenant, mais attends de voir.
– Si je peux t’aider.
– Merci. J’aimerais te demander une chose, si c’est possible.
– Tout ce que tu veux.
– S’il te plaît, ne sois pas trop déçue si je n’y arrive pas.
– Promis », dit Emily, pensant néanmoins que ce n’était pas la meilleure façon de commencer. 
Les chapitres avec les enfants sont moins passionnants : Emily n'est pas très heureuse de la tournure prise par sa fille ou son fils, qui ne la visitent guère souvent.
Une belle tranche de vie (même si c'est l'une des dernières tranches du gâteau d'Emily) qui s'écoule, là aussi, au rythme des saisons.
Décidément les parallèles avec le japonais Kawabata sont nombreux, heureux hasard des lectures croisées. 

Pour celles et ceux qui aiment les vieilles dames. 
Un extrait est disponible ici 
Ces 334 pages datent de 2011 en VO et sont traduites de l'américain par Paule Guivarch 
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mardi 6 novembre 2012

Le grondement de la montagne (Yasunari Kawabata)

Fin de parcours zen.

Il lui parut étrange, au matin, ce rêve d’une île où il n’était jamais allé.
Quels délices que l'écriture de Yasunari Kawabata, prix Nobel nippon de littérature, que l'on a déjà croisé ici par deux fois avec Les belles endormies et Pays de neige.
Des trois, c'est Pays de neige qui reste le plus accessible et le moins extrême-oriental. Tandis que Le grondement de la montagne rappelle plutôt les nipponneries des Belles endormies.
Il y est encore question de la solitude(1), de la vieillesse, du regard d'un vieil homme sur de jeunes femmes. Du poids des ans, quand la tête vient à peser trop lourd sur les épaules.
Et de sommeil, le sommeil innocent ou le sommeil éternel(2).
[...] Tout à l’heure, dans le train, je me demandais si on pourrait envoyer sa tête au blanchissage ou la faire réparer. La couper… ce serait peut-être un peu violent. Mais enfin, détacher provisoirement la tête du tronc, en disposer comme de linge sale. À l’Hôpital universitaire, par exemple : « Voulez-vous vous en charger ? » Ils laveraient le cerveau, répareraient les ratés, pendant que le corps dormirait sans rêver ni se retourner. 
Le regard de Kikuko s’assombrit. « Père, vous êtes fatigué ? 
— Oui, répondit-il. Aujourd’hui même, au bureau, je recevais quelqu’un. J’ai tiré une bouffée de ma cigarette, je l’ai posée sur le cendrier, j’en ai allumé une autre et l’ai posée sur le cendrier ; voilà trois cigarettes qui se fumaient toutes seules, en rang, toutes aussi longues les unes que les autres. J’en avais honte ! En effet, dans le train, l’idée de se faire lessiver la tête lui était venue, mais la notion de son corps endormi l’avait séduit plus que celle d’un cerveau mis à neuf. Certes, il était las.
Car Shingo est au bout de son chemin et il entend déjà le grondement de la montagne.
[...] Shingo se demanda s’il n’entendait pas la mer, mais non, c’était bien le grondement de la montagne. Il ressemble, ce grondement, à celui du vent lointain, mais c’est un bruit d’une force profonde, un rugissement surgi du coeur de la terre. Comme il semblait à Shingo qu’il ne résonnait peut-être que dans sa tête et pouvait provenir d’un bourdonnement d’oreilles, il secoua le chef. Le bruit cessa. Alors, Shingo fut effrayé. Il frissonna comme si l’heure de sa mort lui avait été révélée.
Comme pour ajouter à l'étrangeté asiatique, les chapitres du livre sont autant d'épisodes parus à l'origine dans des journaux ou magazines nippons : il arrive donc que Kawabata rappelle ce qui s'est passé quelques pages auparavant et répète quelques scènes sous un angle légèrement différent, comme un écho du nouveau chapitre.
On y goûte tout l'art de la contemplation dont savent faire preuve les maîtres zen, et les petites scènes quotidiennes s'alignent, pages après pages, où l'on découvre la vie familiale de ces très lointains japonais.
Shingo a jadis épousé la soeur de celle qu'il convoitait, sa fille est en passe de divorcer et son fils ne rentre pas souvent à la maison où l'attend pourtant sa jeune épouse Kikuko. Une jeune femme délaissée qui allume encore quelque étincelle dans le regard vieillissant de Shingo.
Au fil des pages et des dernières saisons qui passent, le viel homme désabusé et fatigué se demande ce qu'il y a eu de bien dans sa vie, ce qu'il faut en garder.
Il n'y verra finalement que le fait d'avoir traversé la guerre ...
(1) - à seize ans, Kawabata avait déjà perdu parents, soeur et même grands parents .. 
(2) - Kawabata se gavait de somnifères et se suicida au gaz à l'âge de 72 ans

Pour celles et ceux qui aiment le Japon. 
Ces pages datent de 1954 en VO et sont superbement traduites du japonais par Sylvie Regnault-Gatier. 
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