lundi 28 mai 2012

Je m’en vais (Jean Echenoz)

L’art de l’esquimautage.

Ah, prendre un bouquin d'Échenoz ! Ah, quelle annonce de plaisir. C'est comme décapsuler une bouteille de sa meilleure bière(1). C'est comme mettre un bon CD dans la boîte à zik.
Il faut dire que Jean Échenoz joue de la musique des mots comme d'autres de celle du piano.
Quel virtuose. Quelle mélodie que ces phrases qui tournent et qui roulent, l'humour discret, sans jamais se prendre trop au sérieux, sans effet d'orchestration trop appuyé.
Cette chanson-ci commence et finit par les mêmes mots, le même refrain : Je m'en vais.
On commence comme ceci :

Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de Suzanne, s’égarant vers le sol, s’arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l’entrée. Puis il boutonna son manteau avant de sortir en refermant doucement la porte du pavillon.

Pour finir comme cela :

[...] Je suis désolé, dit Ferrer en s’approchant avec prudence, je n’avais pas du tout prévu ça. C’est un peu compliqué à expliquer. Pas grave, dit la fille, je suis moi-même là par hasard. Vous allez voir, il y a des gens assez marrants. Allez, venez. Bon, dit Ferrer, mais je ne reste qu’un instant, vraiment. Je prends juste un verre et je m’en vais.

Entre ces deux Je m'en vais, deux cent pages où il ne se passe pas grand chose, comme d'habitude chez Échenoz, juste l'errance de ce Ferrer, marchand d'art qui se prête quand même à un voyage au fin fond du Canada pour récupérer quelques babioles d'esquimaux, une fortune d'art ethnique qui ... bon, on ne va quand même pas vous raconter le fil ténu de l'intrigue presque policière qui agrémente le récit.
Mais comme d'usage chez cet auteur, ce n'est pas l'important : l'essentiel est ailleurs, dans les petits riens sans importance justement, les petits riens qui font le récit du réel, de la vraie vie des personnages dont Échenoz tire le portrait.
Car Jean Échenoz est grand portraitiste.
Le sieur Ferrer connaîtra quelques déboires avec sa galerie d'art mais aura surtout du mal à se fixer auprès de la gente féminine, entre deux Je m'en vais :

[...] Cette moitié féminine peut aussi, a-t-il remarqué, se diviser en deux populations : celles qui, juste après qu’on les quitte, et pas forcément pour toujours, se retournent quand on les regarde descendre l’escalier d’une bouche de métro, et celles qui, pour toujours ou pas, ne se retournent pas. En ce qui concerne Ferrer, il se retourne toujours les premières fois pour estimer à quelle catégorie, retournante ou non retournante, appartient cette nouvelle connaissance. Ensuite il procède comme elle, se plie à ses manières, calque son comportement sur le sien vu qu’il ne sert vraiment à rien de se retourner si l’autre pas.

Ah, quelle musique. Échenoz est incontestablement notre auteur français préféré, inégalé sans doute parmi ses contemporains.
Ce bouquin n'est peut-être pas le meilleur de la série mais ressemble un peu, avec ses faux airs de polar, au Lac déjà commenté ici.

(1) : oui, plutôt une cannette de bière qu'une bonne bouteille de vin : les bouquins d'Echenoz sont généralement courts et plutôt du format 33cl que 75cl, c'est comme ça.


Pour celles et ceux qui aiment les esquimaux.
Les éditions de minuit éditent ces 199 pages qui ont obtenu le Goncourt de 1999.
Une bio d'Échenoz et d'autres avis chez Babelio.

mardi 1 mai 2012

Tusitala (Nakajima Atsushi)

Les îles aux trésors.

Un bouquin sur R.L. Stevenson, voilà qui avait de quoi nous attirer.
http://carnot69.free.fr/images/chinois.gifUn bouquin écrit par un japonais, Nakajima Atsushi, voilà qui avait de quoi nous appâter. Alors évidemment, si c'est le japonais qui se met à évoquer Stevenson ...
La mort de Tusitala, raconte les dernières années de R.L. Stevenson dans les îles Samoa (façon Brel ou Gauguin), fuyant pour raisons de santé, l'air vicié de sa Grande-Bretagne natale.
Tusitala était le nom local de R.L. Stevenson et à quarante ans, RLS se considérait déjà comme très vieux :

[...] si l'âge, d'une certain façon, se calcule d'après la distance plus ou moins courte qui nous sépare de la mort.

Nakajima Atsushi brosse un très beau portrait (à peine imaginaire) de l'écossais qui avait l'âge d'être son père et qui l'était sans doute au plan littéraire. La prose du japonais est étonnamment moderne (belle traduction sans aucun doute) et l'on se surprend à plusieurs reprises à déchiffrer les dates : oui, Atsushi est né en 1909 et son bouquin date de sa dernière année : 1942. Surprenant.

[...] Cet homme, très malade des poumons, mais d'un tempérament volontaire, insupportablement prétentieux, poseur et vaniteux, qui se faisait passer pour un artiste sans en avoir le talent et abusait de ses faibles forces pour produire à tour de bras des œuvrettes insignifiantes mais joliment faites, essuyait dans la vie réelle de constantes railleries, à cause de cette préciosité puérile, subissait sans cesse chez lui la domination d'une épouse plus âgée et, pour finir, mourait misérablement, au fin fond des mers du Sud, en regrettant jusqu'aux larmes le Nord et son pays natal.

Ce court roman en forme de fausse-vraie biographie alterne les vraies-fausses lettres de RLS et le récit de Atsushi qui partage de nombreux points communs avec son 'modèle' : le japonais vécut lui aussi dans les îles du Pacifique (les îles Palaos, du temps de la conquête nipponne) et lui aussi malade des poumons, se savait condamné (pleurésie, asthme, ... il mourut très jeune d'une pneumonie). Pour ces deux là, l'écriture était la seule façon d'échapper à leur destin et ce petit bouquin est donc un hymne joyeux à l'écriture (et à la lecture) :

[...] Mais d'un autre côté, la joie mystérieuse, devenue comme une seconde nature, d'aligner les lettres sur le papier [...] voilà qui n'est pas près de se laisser oublier.

Dédié aux amoureux des livres.


Pour celles et ceux qui aiment les écrivains.
C'est Anacharsis qui édite ces 170 pages traduites du japonais par Véronique Perrin et qui datent de 1942 en VO.