vendredi 19 novembre 2010

Les évadés de Santiago (Anne Proenza & Anne Proenza)

La grande évasion.

Avec Les évadés de Santiago, la journaliste Anne Proenza (journaliste à Courrier International, notre hebdo préféré) et le chilien Teo Saavedra nous racontent l'évasion spectaculaire d'une cinquantaine de prisonniers politiques de la prison centrale de Santiago du Chili.
C'était le 29 janvier 1990. Le Chili s'acheminait très lentement sur la voie de la démocratie, Pinochet n'était plus chef de l'état mais restait toujours aux commandes de l'armée et tirait encore les ficelles du pays.
Pour l'essentiel, les prisonniers venaient du Frente Patriotico (“Le Front”), le bras armé du Parti Communiste aux heures les plus sombres de la dictature. Certains d'entre eux avaient été capturés après l'attentat manqué contre Pinochet(1).
Même si l'on en connaît la fin, le bouquin est agencé comme un véritable polar, et même un double suspense.
Les chapitres alternent entre, d'un côté, les longs préparatifs de l'évasion(2) :
[...] - J'ai un plan. Un tunnel. Nous sommes à trente mètres de la rue, nous pouvons avancer d'un mètre et demi par jour. Si nous sommes six personnes à travailler, en un an, au pire en deux, nous sommes sortis.
et de l'autre côté, à rebours, les progrès de l'enquête du juge chargé, après les événements, de tirer au clair cette affaire et les éventuelles complicités dont auraient pu bénéficier les “terroristes” évadés :
[...]  « Nous allons marcher sur des oeufs pourris, monsieur le juge », ne put s'empêcher de murmurer le secrétaire d'Amaya , d'habitude plus réservé, après avoir lu le document officiel définissant leurs nouvelles responsabilités.
Cette construction mêle habilement les événements, les points de vue, tout en ménageant suspense et intérêt.
Ce livre est aussi l'occasion de voir ou réviser notre histoire contemporaine du Chili, de vivre ou revivre ces événements qui auront marqué beaucoup de français (les liens étaient étroits entre nos deux pays).
De découvrir ou re-découvrir certains aspects de la dictature “du Vieux” et de réaliser que, bien avant que la Grèce ne devienne le terrain de jeux de la banque Goldman Sachs, le Chili avait déjà servi de laboratoire d'expérience aux économistes ultra-libéraux : c'étaient l'époque des Chicago Boys de Milton Friedman.
Mais surtout, ce bouquin détaille le quotidien des prisonniers politiques : même mêlés aux détenus de droit commun, ils refusent leur situation et leur statut.
 
Ils ne sont pas là pour  “purger une peine” mais revendiquent d'être toujours en lutte contre le pouvoir et l'oppression, même depuis leur cellule.
Ils refusent la discipline carcérale, ils réclament (et obtiennent !) leurs droits à force de grèves de la faim.
Et bien sûr ils préparent leur évasion, réalisant en cela leur devoir de militants, prêts à reprendre la lutte.
Impressionnante (vraiment impressionnante) est la force collective de ces hommes torturés(3), brimés, bafoués, emprisonnés, qui passeront outre les peurs, les egos et les querelles de chapelle.
Une belle leçon d'histoire, d'engagement politique et de courage collectif.
Plus de vingt ans après, le contexte politique a beaucoup changé, c'est le moins qu'on puisse dire, mais comme ce récit est tout sauf un plaidoyer nostalgique à la gloire des valeureux militants, on tient là un très bon roman.
Une lecture qui nous fait paraître plus intelligent.
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(1) : le 7 septembre 1986, le lance-roquettes embusqué aura le temps de tirer deux charges. Deux voitures seront pulvérisées. Pinochet se trouvait dans la troisième ...
(2) : les prisonniers mettront un an et demi à creuser leur tunnel !
(3) : le livre a su trouvé le juste chemin pour évoquer le chapitre de la torture sans aucun voyeurisme complaisant, faisant sans doute écho à la pudeur qui empêche ces hommes de trop parler des moments inhumains vécus ainsi.

Pour celles et ceux qui aiment les évasions. 
Le Seuil édite ces 300 pages parues en 2010. 
Une interview de Teo Saavedra.

mercredi 3 novembre 2010

American Express (James Salter)

Nouvelles des États-Unis.

Avec James Salter on découvre un auteur états-unien bientôt centenaire et visiblement réputé. Il était temps de rattraper notre retard.
American Express est un recueil d'une douzaine de nouvelles. Un recueil plutôt égal et équilibré au point que c'est même la répétition de ces petites tranches de vie qui fait le charme insolite de ce bouquin.
Des petites tranches d'histoires qui ne semblent avoir ni début, ni fin.
Le lecteur ne semble pas avoir de prise sur ces personnages insaisissables qui entrent par une page et sortent par une autre.
L'écriture de Salter est très distanciée et excelle à décrire par le menu les petits faits insignifiants qui, au final, signifient beaucoup plus qu'ils n'y paraissent.

[...] C'était une femme qui avait un certain style de vie. Elle savait donner des dîners, s'occuper des chiens, entrer dans un restaurant. Elle avait sa façon de répondre à des invitations, de s'habiller, d'être elle-même. D'incomparables habitudes, pourrait-on dire. C'était une femme qui avait lu, joué au golf, assisté à des mariages, qui avait de jolies jambes, qui avait connu des épreuves. C'était une belle femme dont personne ne voulait plus.

Relisez-moi un peu ça : chaque mot semble avoir été pesé et soupesé, jusqu'à la chute imparable.
Allez, on s'en refait une :

[...] Sa famille mangeait en silence, quatre personnes dans la tristesse d'un cadre bourgeois, la radio était en panne, de minces tapis couvraient le sol. Quand il avait terminé, son père se râclait la gorge. La viande était meilleure la dernière fois, disait-il. La dernière fois ? s'étonnait sa femme.
- Oui, elle était meilleure, maintenait-il.
- La dernière fois, elle n'avait aucun goût.
- L'avant-dernière fois, alors, disait-il.
Puis ils retombaient dans leur mutisme.
On n'entendait plus que le bruit des fourchettes, et, parfois, celui d'un verre. Soudain, le frère se levait et quittait la pièce. Personne ne levait les yeux.

Allez, encore une toute dernière, la dernière page de la première nouvelle, sa chute, souvent citée ici ou là :

[...] Elle a de petits seins et de grands mamelons.  Et aussi, comme elle le dit elle-même, un assez gros postérieur. Son père a trois secrétaires. Hambourg est près de la mer.

Voilà : c'est le point final déroutant de la première nouvelle Am Strande von Tanger (sur la plage de Tanger), débrouillez-vous avec ça. Insaisissable je vous dis.
Une écriture (trop ?) exigeante qui nous plonge sans prévenir dans une tranche de vie où s'entremêlent les souvenirs des personnages et qui, quelques pages plus loin, nous en ressort tout estourbi.


Pour celles et ceux qui aiment les nouvelles.
Points édite ces 207 pages parues en 1988 en VO et traduites de l'anglais par Lisa Rosenbaum.