vendredi 28 décembre 2007

Un homme est tombé (Tony Hillerman)

Polar chez les indiens

Répétons-le encore, dès fois que d'aucuns auraient loupé les billets précédents : l'avantage des polars, c’est qu’ils permettent de voyager facilement et de découvrir de nouveaux pays et de nouvelles gens.
Après la Chine et l'Irlande évoquées récemment, nous voici, avec Tony Hillerman et ses enquêtes navajos, dans le Far West moderne, chez les indiens donc (les navajos forment la plus importante minorité indienne aux US). Après avoir vécu deux ans dans le Pacifique Sud, on se rend compte que l'on connait finalement mieux les aborigènes d'Australie que les Indiens d'Amérique qui, pourtant, ont peuplé les films de notre enfance (mais il faut dire qu'ils étaient sévèrement encadrés par les cow-boys ...).
Et les parallèles entre les deux peuples sont nombreux.
L'importance de la tradition orale et du chant, le silence à observer sur le nom des morts, la convoitise des blancs pour leurs terres, le caractère sacré des montagnes que viennent escalader des grimpeurs blancs, ...
[...] - Celui qui vivait ici avant, reprit-elle en utilisant la circonlocution navajo pour éviter de prononcer le nom d'un mort, il disait que c'était comme si nous, les Navajos, on allait escalader cette grande église qu'ils ont à Rome, grimper au sommet du mur des Lamentations ou sur cet endroit où le prophète de l'Islam est monté au ciel.
- C'est un manque de respect, acquiesça Chee.
  Avec Tony Hillerman on plonge avec chaque épisode (ici : Un homme est tombé) au coeur de cette culture : les crimes sont commis sur le territoire de la Réserve et la police tribale mène l'enquête au rythme des autochtones qui savent prendre leur temps et dont on dit qu'ils vivent « à l'heure navajo » (il ne doit même pas y avoir de traduction pour«ponctualité»!).
[...] Leaphorn attendit. Attendit encore. Mais Demott n'avait nulle hâte d'interrompre ses souvenirs. Une brise soufflait dans le sens du courant, douce et rafraîchissante, faisait bruire les feuilles derrière l'ancien lieutenant et fredonnait cette petite mélodie que le vent léger chante dans les sapins.
- C'est une drôlement chouette journée, finit par dire Demott. Mais clignez des yeux deux fois et l'hiver s'abattra sur la montagne.
- Vous vous apprêtiez à me dire ce qui n'allait pas chez Hal.
- Je n'ai pas les diplômes qu'il faut pour pratiquer la psychiatrie.
Il hésita un très bref instant, mais Leaphorn savait que la réponse allait venir. c'était quelque chose dont il voulait parler ... et ce, probablement, depuis très, très longtemps. 
Un roman très intéressant pour ceux qui sont curieux de découvrir l'ouest américain et ses populations.


Pour celles et ceux qui aiment les histoires d'indiens, même sans cow-boys.
L'incontournable page de Cottet.

dimanche 23 décembre 2007

Delirium tremens (Ken Bruen)

Guinness-polar.

L’avantage des polars, c’est qu’ils permettent de voyager facilement et de découvrir de nouveaux pays et de nouvelles littératures.
Comment ça,on se répète ?
Alors avec Ken Bruen et Delirium Tremens, en route pour l’Irlande, pays du whiskey et de la Guinness (« aaah, la Guinness ! » soupire BMR, un verre bien crémeux à la main) !
Car comme le titre de ce polar l’indique, adeptes des AAA passez votre chemin !
Si vous pensiez avoir tout lu concernant les détectives à la bouteille facile, c’est que vous n’aviez jamais mis les pieds en Irlande, à Galway, chez Jack Taylor, le détective de Ken Bruen !
[…] Le Grogan’s n’est pas le plus ancien pub de Galway. C’est le plus ancien pub de Galway à ne pas avoir changé. […] J’aime ce pub car c’est le seul qui ne m’a jamais interdit l’entrée. Jamais, pas une seule fois. […] Aucune décoration au bar. Deux crosses de hurling (?) sont croisées au-dessus d’un miroir tacheté. Plus haut encore, il y a un triple cadre. On y voit un pape, saint Patrick et John F. Kennedy. JFK est au centre. Les saints irlandais. Autrefois, le pape occupait le poste de centre, mais après le concile du Vatican, il s’est fait virer. Maintenant il s’accroche à l’aile gauche.
Toute l’Irlande en quelques lignes !
Mais dans ce polar noir comme la bière, cet ivrogne invétéré de Jack Taylor n’apprécie pas que les bouteilles et, si le foie est fatigué, le cerveau, lui, est bien alerte :
[…] J’étais devenu un bibliophile dans le vrai sens du terme. Je n’aimais pas seulement lire, j’aimais les livres eux-mêmes. J’avais appris à en apprécier l’odeur, la reliure, l’impression, le contact des ouvrages entre mes mains.
Si avec tout ça vous n’êtes pas convaincu de vous embarquer à bord du ferry ou de l’avion pour Galway …
Ce voyage est aussi l’occasion de découvrir la plume aiguisée de Ken Bruen.
Une excellente surprise : une prose vive et acérée, pleine d’humour et de dérision, douce et amère à la fois (comme la Guinness, quoi !).
Et une histoire pleine d’humanité, comme on les aime.
Car d’intrigue policière, l’affaire est plutôt mince.
On sent bien que là n’est pas la question.
C’est juste pour le décor, juste le billet pour le bateau ou l’avion.
L’essentiel est ailleurs. Dans les personnages : Jack Taylor bien sûr, le détective imbibé , mais aussi toute la galerie de portraits qui gravite autour de lui.
Au passage on a remarqué la jeune Cathy B. et ses Doc Martens, peut-être une cousine de la jeune punkette de Millenium.
Il y a d’autres enquêtes de Jack Taylor (Télérama parlait récemment de la dernière livraison : Le Dramaturge) et on retournera donc en Irlande très bientôt (Toxic Blues a été lu aussi).
D’ailleurs il y a encore de la Guinness au frigo.

Pour celles et ceux qui aiment la bière et le whiskey. 
D'autres avis sur Critiques libres.

vendredi 21 décembre 2007

Petit marché, double bonheur (Fan Tong)

Maigret à Canton.


 L’avantage des polars, c’est qu’ils permettent de voyager facilement et de découvrir de nouveaux pays et de nouvelles littératures.Comment ? On l’a déjà dit ?
Et bien ça se vérifie une nouvelle fois encore !
Cette fois, c’est Fan Tong qui nous emmène en Chine, à Canton, avec Petit marché, Double bonheur.
Décidément, après Millenium, les couvertures au dessin naïf semblent à la mode.
Perso, le look de la collection « Mystère et boule d’opium » des éditions indiennes Kailash ne nous branche pas trop et cette façon « roman pour ados » ne nous accroche guère (d’autant qu’impression et reliure sont de piètre qualité) mais enfin, peu importe le flacon de la couverture pourvu qu’on ait l’ivresse de la lecture.
Et ça valait effectivement le coup de passer outre cette première « impression ».
Car voici un petit bouquin bien intéressant.
On pourrait presque comparer le commissaire Wang de Canton à son homologue parisien le commissaire Adamsberg, celui de Fred Vargas. En tout cas par la façon de scruter ses contemporains avec l’air de ne pas y toucher, de mener tranquillement ses propres réflexions pour lui seul (enfin, pour nous aussi) sans tenir compte de ses collègues.
Ce brave commissaire Wang parait très attaché aux valeurs traditionnelles et juge « pauvres » ses concitoyens qui vont faire la queue dans les supermarchés.
Il préfère le petit marché traditionnel de son quartier, le Bai Yun Shan.
[…] Le petit marché était un hall couvert, une structure de ciment et de poutres métalliques, peu gracieuse mais fonctionnelle. Il abritait au plus une cinquantaine de commerçants : les fruits et légumes au centre, les viandes, volailles et poissons côté nord, les épices et condiments sur l’aile ouest. Le reste était assez hétéroclite : deux coiffeurs, une couturière, un petit restaurant sichuanais à l’est, un marchand de nouilles, un réparateur de vélos et une fleuriste au sud.
Voilà toute la Chine en quelques lignes !
Mais c’est la Chine contemporaine et l’heure est à l’ouverture, sur l’Occident, sur la France, jugez plutôt :
[…] Elle prévint : il y aurait un tas de bonnes choses en plus du vin : du foie gras, du fromage … Il ignorait jusqu’à la consistance de ces aliments. Il savait simplement – il avait entendu dire, plutôt, par son amie française – que le fromage sentait horriblement mauvais mais était merveilleusement doux au palais.
L’intrigue policière n’est guère complexe mais, comme souvent, ce n’est pas là le propos : elle sert plutôt d’allégorie dans cette Chine en mutation où les petits marchés sont menacés et prêts d’être remplacés par les supermarchés d'un groupe aux dents longues et au nom trompeur : Double bonheur.
Derrière une prose qui peut paraître parfois un peu naïve, souvent pleine d’humour, Fan Tong s’avère un observateur très fin des mœurs de son pays et de son époque.
La fin étrange de son roman est d’ailleurs pleine de sous-entendus et ceux qui auraient cru à une amusante fabulette se réveilleront surpris.
Comme tout roman asiatique, celui-ci ne saurait rompre avec la tradition des proverbes, sentences et aphorismes. On a beaucoup aimé ces deux-là :
[…] Entre sa femme et lui, il y avait comme des brins de paille dans l’eau du riz. 
[…] Une tête trop pleine empêche les idées de bien circuler. 
(celle-là, elle est trop bonne !)
Idéal pour découvrir facilement et rapidement la Chine, avant les romans policiers plus aboutis de Qiu Xiaolong par exemple.
De quoi nous donner envie de continuer la série des enquêtes du commissaire Wang.

Pour celles et ceux qui aiment les voyages par les livres.

jeudi 20 décembre 2007

Insoupçonnable (Tanguy Viel)

À mali, malin et demi.

Hélas, mauvaise pioche avec Tanguy Viel et son roman Insoupçonnable (enfin 1 sur 26, on n'a pas eu à se plaindre cette année !).
L'histoire est a priori séduisante qui est celle d'une machination ourdie par un couple d'arnaqueurs à l'affût d'un riche héritier et d'une rançon.
[...] Cela, je ne sais pas ce qui t'a pris, Lise, ce qui a traversé d'un point à un autre ton esprit ce jour où tu m'as présenté Henri, quand au lieu de tout ce qui était prévu et parfait elle a dit : Je te présente mon frère. Elle ne devait pas dire ça, elle devait dire «je te présente un ami», elle a dit «mon frère».
Mais ces deux faux-frère et soeur trouveront plus retors qu'eux mêmes et le crime ne sera pas parfait ...
[...] Je listais chaque détail comme au supermarché on raye une par une les courses faites. 
Disparition du corps, fait. 
Vêtements sur la plage, fait. 
Nettoyage de la voiture, fait. 
Ramassage des billets blancs, fait. 
Alors est-ce que c'est aussi comme au supermarché quand, même avec une liste et la meilleure volonté, on rentre chez soi et il manque obstinément quelque chose ?
Sauf que l'on ne croit pas un instant à ces personnages, froids et distants.
Ni à cette rocambolesque histoire, brillant exercice de style intellectuel mais sans plus.
Et pour ce qui est de l'exercice de style, Tanguy Viel s'en donne à coeur joie : sa prose est du même tonneau que les auteurs à la mode comme Barbery ou Claudel.
Il y a de la phrase (en longueur) et de la virgule (en quantité) !

Pour celles et ceux qui aiment les exercices de style. 
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mardi 18 décembre 2007

Le chat dans le cercueil (Mariko Koike)

Huis-clos à Tokyo.


Le chat dans le cercueil c'est un peu, à Tôkyô, la version moderne du huis-clos dont on avait déjà parlé : Le temple des oies sauvages et qui, lui, se déroulait à Kyôto.
Le temple des oies sauvages s'est transformé en une maison moderne de Tôkyô, à l'américaine.
Le roman se déroule en effet dans les années 50/60, après la guerre, pendant l'occupation américaine.

[...] Dans la ville, se trouvaient les vastes logements réservés de l'armée américaine. Après la guerre, les soldats cantonnés au Japon et leurs familles avaient formé un quartier de résidents à l'extrémité de la ville. Il occupait près de seize hectares,
ou plutôt non, il était probablement plus grand. L'accès à ce quartier entouré de hautes clôtures était interdit aux Japonais et, comme j'étais curieuse du mode vie des étrangers, je jetais parfois un regard furtif à travers les clôtures sur leur existence luxueuse.
Cette curiosité des japonais pour l'american way of life constitue l'intéressant décor cette histoire. Pas vraiment un polar, plutôt ce qu'on appelle parfois un suspense psychologique.
Dans cette maison «à l'américaine», vivent un veuf, artiste peintre occidentalisé, et sa fille qui, pour oublier la perte de sa mère, se réfugie dans les pattes de Lala, sa chatte.

Le père artiste fait venir une jeune provinciale pour s'occuper de sa fille et de la maison en échange de quelques cours de peinture. Entre ces trois-là (quatre, avec le chat) se nouent d'étranges liens.
Et lorsque le père ramène à la maison une belle femme qui vient troubler le fragile équilibre, on se doute bien que tout cela va mal finir, très mal finir.
Mais c'est sans compter sur l'effroyable pirouette finale qui fera passer tous vos sombres pressentiments pour d'aimables bluettes ...


Pour celles et ceux qui aiment les histoires tragiques. 
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vendredi 14 décembre 2007

Balzac et la petite chinoise (Dai Sijie)


Fahrenheit 451.

Dai Sijie est un chinois, écrivain et cinéaste, qui vit en France. Sa prose est donc facile, très européenne, pleine de références à la croisée des mondes entre Orient et Occident, comme en témoigne le titre de son roman : Balzac et la petite tailleuse chinoise.
[…] Son unique talent consistait à raconter des histoires, un talent certes plaisant mais hélas marginal et sans beaucoup d’avenir. 
Nous n’étions plus à l’époque des Mille et Une Nuits. 
Dans nos sociétés contemporaines, qu’elles soient socialistes ou capitalistes, conteur n’est malheureusement plus une profession.
Ce petit bouquin, cette petite fable, est un véritable hymne à la littérature, à la liberté d’écrire, à la liberté de lire.
À la fin de la Révolution Culturelle (Dai Sijie a lui aussi fait un «séjour» à la campagne), deux jeunes fils d’intellectuels sont envoyés dans une lointaine province montagneuse de Chine, condamnés à ce qui ressemble beaucoup à des travaux forcés, même si ce sont les travaux des champs.
Ils y découvriront un véritable trésor : une valise remplie de «lingots d’or».
Enfin, de livres pour être plus précis : Stendhal, Dumas, Flaubert et bien sûr Balzac.
Ils y feront également la connaissance de la fille du tailleur du village voisin (la petite chinoise).
Comme on l'a vu plus haut, les deux jeunes gens (et l'auteur !) possèdent des talents de conteurs, au point qu'ils en viennent à «raconter des films» de la ville pendant des heures aux gens du village qui n'auront jamais vu un écran de cinéma de leur vie !
Une étrange alchimie résultera de cet étonnant mélange.
[…] - Et maintenant où ils sont, ces livres ? 
- Partis en fumée. Ils ont été confisqués par les Gardes rouges, qui les ont brûlés en public, sans aucune pitié, juste en bas de son immeuble. 
Pendant quelques minutes, nous fumâmes dans le noir, tristement silencieux. 
Cette histoire de littérature me déprimait à mort : nous n’avions pas de chance. À l’âge où nous avions enfin su lire couramment, il n’y avait déjà plus rien à lire.
De quoi nous faire regretter d'avoir loupé son dernier film au cinoche l'an passé : Les filles du botaniste.
Qu'on nous permette également d'en profiter pour citer une très très belle phrase, celle du poète allemand Heinrich Heine (qui serait resté sans doute méconnu si les nazis ne s'en étaient pris à ces bouquins) :
Là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes.
Cette sentence tristement prémonitoire date de ... 1820 !

Pour celles et ceux qui aiment les livres. 
D'autres avis sur Critiques Libres ou chez Lo et Pitou.

lundi 10 décembre 2007

L'artiste tibétain (Thondrupgyal)

Au pays du yéti.


 Après l'excellent Cercle du karma, on avait promis de reparler de cette région où repose le toit du monde.
Voici donc Thöndrupgyäl et L’artiste tibétain.
Autant nous avons été emballés par le voyage de Kunzang Choden dans Le cercle du karma, autant ce voyage au Tibet ne nous a guère convaincu.
Certes l’exotisme et le dépaysement sont là, mais c’est bien tout et on n’a pas retenu grand-chose au-delà de ce décor de belles montagnes.
Dans cette nouvelle (un opuscule de plus !) il est surtout question d’amour filial, ce que cachait d’ailleurs le titre original en VO : L’amour de la chair et des os, puisque selon la croyance tibétaine, la mère transmet la chair et le père, les os.

Pour celles et ceux qui aiment les découvertes ethniques.

vendredi 7 décembre 2007

Chinoises (Xinran)

Mots sur la brise nocturne.

 Xinran c'est un peu la Ménie Grégoire de la Chine, pour ceux qui s'en souviennent (de Ménie Grégoire, je veux dire).
Journaliste et animatrice d'une émission de radio, elle recueille les témoignages de femmes. De femmes de Chine. De Chinoises, donc.
[...] Bonsoir, amis de la radio, vous écoutez "Mots sur la brise nocturne". Mon nom est Xinran, et je débats en direct avec vous du monde des femmes. De dix à douze tous les soirs, vous pouvez vous mettre à l'écoute de la vie des femmes, des battements de leurs coeurs et écouter leurs histoires.
De ses enquêtes et témoignages, elle en tirera ce bouquin. Parce que le Vieux Chen lui a dit :
«Xinran, vous devriez écrire tout cela. Écrire permet de se décharger de ce que l'on porte [...]. Si vous n'écrivez pas ces histoires, leur trop-plein va vous briser le coeur».
Résultat, c'est notre coeur à nous qui se fendille un peu à cette lecture.
Parce que c'est tout simplement effarant : comment peut-on vivre cela ? comment peut-on faire vivre cela ?
On se croirait au Moyen-âge, au mieux au siècle dernier (enfin, l'avant-dernier).
Mais non, toutes ces histoires ont été recueillies entre ... 1970 et 1990 ! Effarant.
[...] - Je vous raconterai l'histoire de ma fille, si vous voulez, mais pas ici. Je ne veux pas que les enfants me voient pleurer».
Ou encore :
[...] Il ne me restait qu'à demander à la directrice Ding si elle acceptait que je l'interroge. Elle a acquiescé, mais m'a suggéré de patienter jusquau jour de la fête nationale avant de revenir la voir. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m'a répondu : 
- Mon histoire ne sera pas longue, mais la raconter va me rendre malade pendant plusieurs jours. J'aurai besoin de temps pour m'en remettre».
Tout est dit : au lecteur aussi, il faudra quelques jours pour s'en remettre, même si la distance du livre de papier et de la lointaine Chine rend les choses heureusement moins vraies.
C'est la dure condition féminine qui est donnée à lire ici. La terrible condition des femmes chinoises de la fin de ce siècle (le dernier, cette fois) alors que la Chine est en train de s'ouvrir et qu'il est désormais possible de parler. Un peu.
Il est question d'inceste, de viols, d'ignorance et de misère sexuelle, de mariages arrangés (par le Parti, on n'est plus au Moyen-âge ! ah, ah), de séparations entre mère et fille, tout cela sur le fond de l'histoire toute récente de la Chine (et ce n'est pas le moins intéressant du bouquin).
Et notamment les drames nés pendant les terribles années de la Révolution Culturelle.
L'écriture est sobre et simple (Xinran est journaliste), le propos tout en retenue, entièrement au service de ces histoires crues, dures et vraies, qui se suffisent malheureusement à elles-mêmes.
La plus belle (sans doute parce que c'est la seule qui met en cause une catastrophe naturelle et non pas la noirceur humaine) est celle du tremblement de terre [extraits] :
[...] Ce matin-là, avant l'aube, j'ai été réveillée par un bruit étrange, un grondement et un sifflement, comme si un train était entré dans notre maison. [...] Tout est arrivé si vite. Je me suis traînée face au trou béant qui avait été l'autre moitié de ma maison. Mon mari et mes enfants s'étaient évanouis sous mes yeux. [...] 
Cela fait presque vingt ans maintenant, mais presque tous les jours à l'aube, j'entends un train qui gronde et qui siffle, et les cris de mes enfants. Parfois je suis si effrayée par ces sons que je me mets au lit très tôt et je glisse un réveil sous mon oreiller pour me réveiller avant. Quand il sonne, je m'assieds jusqu'à ce qu'il fasse jour, parfois je me rendors après quatre heures. Mais au bout de quelques jours de ce traitement, j'ai envie d'entendre ces bruits de cauchemar de nouveau, parce que j'y entends aussi les voix de mes enfants.
Ouf. Il faut avoir le coeur bien accroché pour aller au bout de cette douzaine d'histoires (comme autant de petites nouvelles, de petits reportages) et découvrir derrière ces épouvantables tranches de vie, la vie justement, la force vive qui a permis à ces femmes de traverser ces épreuves, d'y survivre ... et de les raconter.
Pour finir sur une note un peu plus légère, on relèvera quelques dictons et proverbes qui émaillent ce bouquin ... comme tout bon livre chinois :
Dans chaque famille, il y a un livre qu'il vaut mieux ne pas lire à haute voix. 
La première personne qui a mangé du crabe a dû aussi manger de l'araignée avant de se rendre compte que ce n'était pas bon. 
À la campagne, le ciel est haut et l'empereur est loin. 
L'argent rend les hommes méchants, la méchanceté rend les femmes riches. 
Les épouses des autres sont toujours mieux, mais les meilleurs enfants, ce sont les notres.      
L'eau porte le bateau, elle peut aussi le faire chavirer. 
Si vous vous tenez droit, pourquoi redouter que votre ombre soit tordue ? 
Le poulet dans se mangeoire a du grain, mais le pot à soupe n'est pas loin. 
La grue sauvage n'a rien, mais son monde est vaste. 
Il faut craindre les mains des hommes et la langue des femmes.
Et pour finir, en guise de conclusion et de résumé :
Les femmes sont comme l'eau et les hommes comme les montagnes. 
Les hommes ont besoin des femmes pour se former une image d'eux-mêmes - comme les montagnes se reflètent dans les rivières. 
Mais les rivières coulent des montagnes. Où est la bonne image ?
Mais quelle terrible image des hommes donne donc le miroir tendu ici par Xinran ?

Pour celles et ceux qui aiment les histoires vraies même quand elles sont terribles.Loutarwen et Lhisbei en parlent aussi.

Baka ! (Dominique Sylvain)

Une privée à Tokyo.

Dominique Sylvain est plus connue pour son polar Passage du Désir (qui ne nous avait pas laissé un souvenir impérissable, il y a quelques années déjà, avant l'ère du blog), mais on a bien voulu retourner à Tôkyô avec elle et son premier roman, Baka !, revu et corrigé dans une nouvelle édition.
Et ma foi, il faut bien avouer qu'on a été plutôt déçu par cet auteure que l'on compare ici ou là à Fred Vargas, bien à tort, selon nous.
C'est d'ailleurs plutôt de Léo Malet et Nestor Burma que se revendique la dame.
Quoiqu'il en soit, même si l'on avait pris soin de revêtir un de nos yukata ramenés de Nikko cet été et de siroter un verre de saké chaud, la magie ne nous a pas ramenés au pays des nippons.
Le bouquin accumule les clichés de la vision occidentale du pays du Soleil Levant : yakuza (la mafia locale), jôshi ou shinjû (double suicide amoureux) , katana (sabre), hikikomori (ados cloîtrés dans leur chambre avec internet), ... tout y passe !
Un peu comme si, à partir d'une liste de commissions, on avait essayé de bâtir une intrigue avec tout ça.
Et justement, du côté de l'intrigue (c'est un polar), on reste également sur sa faim sans croire un seul instant aux personnages insignifiants, aux péripéties rocambolesques de la française détective au Japon, ni aux multiples coups de théâtre qui clôturent ce voyage à Tôkyô.
Voilà un portrait peut-être trop sévère, j'en conviens.
Même si l'on devine ici ou là quelques traces de vécu authentiques (parapluies, bains, ... D. Sylvain a effectivement séjourné à Tôkyô), seule trouve grâce à nos yeux la capacité de l'auteure à parcourir et décrire les villes, qu'il s'agisse de Paris au début du livre ou de Tôkyô tout au long de l'histoire.
Après le détective privé de Nuit sur la ville de la semaine dernière, on relèvera juste qu'il est encore ici question de collusion entre business et élections politiques ... il y a peut-être quelque chose de pourri au royaume des sushis.
Heureusement que nos démocraties occidentales sont à l'abri de ce genre de soupçons !
[...] Un futon plié sur les tatamis tenait compagnie à un parapluie en plastique blanc et un vêtement de toile bleue. L'hôtesse expliqua qu'il s'agissait d'un yukata.
Elle lui fit traverser la cour silencieuse depuis que les roulements de tambour avaient cessé, lui montra une salle de bains à l'intéressante odeur d'humus, expliqua son utilisation à grand renfort de phrases roucoulantes qui mêlaient anglais et japonais. Louise comprit qu'il fallait se savonner et se rincer avant de faire trempette dans un énorme baquet fumant. La jeune femme lui remit la clé de sa chambre et s'en alla après un nouveau chapelet de formules aussi chantantes qu'incompréhensibles.

Pour celles et ceux qui aiment les images d'Epinal et de Tôkyô.