vendredi 27 avril 2007

Le saut du Varan (François Bizot)

Avec Le Saut du Varan, François Bizot nous emmène au Cambodge dans les années 70, une fois la plupart des français partis et alors que les khmers rouges tentent de renverser le gouvernement pro-américain.
Le roman est nourri de l'expérience de François Bizot qui travaillait à cette époque, comme l'un de ses personnages, en tant qu'ethnologue à la restauration d'Angkor, là même où se situe l'intrigue de son bouquin. Il sera même prisonnier des khmers rouges et racontera son aventure dans Portail, son premier livre couronné de plusieurs prix.
Le Saut du Varan nous plonge dans cette ambiance fin de monde (les colons sont sur le point de se faire foutre dehors), un monde où la lumière des femmes asiatiques attire les hommes blancs comme des papillons.
[...] Rénot était très sensible aux femmes. Leur chair exerçait sur lui un pouvoir magique. Le grain duveté, combiné à l'odeur, provoquait en lui de tels transports qu'il n'imaginait pas de séparation entre l'âme et le corps.
Le bouquin démarre comme un polar et Bizot possède l'art de peindre des portraits d'une écriture forte et décidée : des portraits d'hommes, des portraits de blancs, ces hommes blancs en train de se perdre, corps et âmes, dans les jungles d'Asie.
[...] Chez Rénot, c'était tôt ou tard un préalable, une règle infrangible, un test : il avait reçu des khmers que la richesse d'une rencontre se joue à la qualité du silence qu'on est en mesure d'établir. Ce n'est qu'en se taisant qu'on peut percer l'autre, éprouver son ambiance, détecter ses intentions, atteindre son âme sous l'intelligence.
Avant une fin sombre et désabusée, la seconde partie du roman nous a semblé plus pesante où l'auteur, poursuivi par le bouddhisme, se laisse aller à des digressions mystiques, dans une sorte de jungle philosophale où, cette fois, c'est le lecteur qui s'égare un peu ...
[...] D'ailleurs, regarde. L'homme, c'est la seule créature qui vienne au monde en pleurant. Dans la douleur. Tu vises ? La seule ! Et ça, mon vieux, ça se paie toute la vie. Une naissance pareille, c'est un signe. Le drame ontologique par excellence.

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vendredi 20 avril 2007

Crime de sang (He Jiahong)

Nous vous proposons encore un voyage dans l'Empire du Milieu grâce à He Jiahong qui nous fait découvrir avec Crime de sang, la Chine avec ses réalités sociales d'aujourd'hui et ses traditions d'hier, depuis Pékin jusque dans les provinces reculées de l'ancienne Mandchourie (où est né l'auteur).
L'intrigue policière sera dénouée grâce au flair de Maître Hong Jun, un avocat qui, comme l'auteur, a étudié aux États-Unis : une sorte de version pékinoise de Sherlock Holmes ou de Nestor Burma.
D'habitude on n'apprécie guère les "polars historiques" (pour rester en Chine, on pense bien sûr au Juge Ti) qui dépeignent leurs personnages de façon trop naïve à notre goût.
Même si l'écriture de He Jiahong relève un peu de ces romans "faciles" (romance amoureuse, enquête à la Hercule Poirot, ...), son bouquin échappe cependant à ce travers, d'une part parce qu'il est ancré dans la modernité de notre époque et que d'autre part son auteur fait preuve d'une dérision et d'un humour très "second degré" souvent savoureux.
Un voyage extrêmement instructif dans une province du nord de la Chine : dorénavant on ne mange plus de vulgaires "pommes de terre" mais des "Immortelles exilées sur terre" - ça a quand même un autre goût !
Saluons au passage les "notes de la traductrice" qui savent toujours se montrer très pertinentes sans alourdir la lecture.
[...] Lorsque j'ai débuté dans le métier, une voiture pour se déplacer, on en aurait rêvé ! 
Parfois, on n'avait même pas de bicyclette, on n'avait que nos jambes. On dit que pour être enquêteur de police judiciaire, il faut avoir "les jambes d'un immortel", "l'estomac élastique" et "une horloge dans le cerveau".

Philippe Cottet parle d'un autre polar de He Jiahong ici.

vendredi 13 avril 2007

Loubianka (Travis Holland)

Loubianka : de sinistre mémoire, c'est le nom de l'immeuble à Moscou où siègeait en 1939 le NKVD (la police politique soviétique, le bras armé du Parti : avant on parlait de la Tchéka, après on parlera du KGB).
Pavel y est chargé d'un petit boulot très sympa : archiver et brûler les manuscrits des écrivains qui se sont écartés de la doctrine officielle (c'est à dire de presque tous les écrivains).
Comble de l'ironie soviétique, Pavel est un ancien professeur de ... littérature.
Mais on aurait tort de chercher dans le bouquin de l'américain Travis Holland un réquisitoire de plus contre les travers du stalinisme : il n'est pas question ici de violences, goulags, tortures, agitations et autres exactions, à peine évoquées.
Le roman se situe plutôt du côté de Kafka et le contexte historique ou politique n'est qu'un décor : tout cela pourrait, hélas, très bien se dérouler en un autre lieu et à une autre époque.
On ne peut évidemment s'empêcher de se remémorer les images du film récent La vie des autres et des couloirs vert-de-gris de la Stasi ...
D'une écriture très sage, très sûre, Travis Holland nous donne une description toute en retenue, douce et feutrée, minutieuse, de la vie quotidienne et ordinaire de ses personnages : Pavel, son petit chef, sa mère, ses voisins, ses amis, ...
Et tout ce petit monde, son petit monde, va peu à peu se déliter.
Au rythme même où Pavel brûle la littérature.
C'est un roman sur la disparition, la fin. La fin de votre monde, la disparition des êtres qui vous sont chers.
Pavel attend son heure : qu'on vienne le chercher. Finalement, peu importe qui : la grande faucheuse ou ses collègues du NKVD, quelle différence ?
[...] Écoutez-moi Victor. Dans un avenir plus ou moins bref, ils se lanceront à vos trousses. Peut-être se contenteront-ils de vous téléphoner un jour pour vous demander de passer à leur bureau, comme ils l'ont fait pour Maxime Andrévitch. Et comme vous n'avez rien fait de mal vous irez. Ce que vous ne comprenez pas, Victor, c'est qu'à l'instant même où vous serez devant eux, votre innocence n'aura plus aucune importance. Des mots comme innocent ou coupable ne sont bons que pour les gens vivant hors des prisons.

"Evene.fr" en parle ici.

Kitchen (Banana Yoshimoto)

Voilà bien un étrange objet que ce Kitchen de la japonaise Banana Yoshimoto.
Deux nouvelles en fait : une première, Kitchen, en deux parties et une autre petite nouvelle.
Toutes ces histoires brassent les mêmes fantasmes : amours de jeunes qui viennent de basculer dans l'âge adulte, fascination pour les travestis, traumatismes de la mort soudaine des êtres proches, ... et cuisine, comme dans tout roman asiatique qui se respecte, et celui-ci, avec un titre pareil, ne pouvait manquer à la tradition !
[...] Je crois que j'aime les cuisines plus que tout autre endroit au monde. [...] Quand je suis épuisée, je songe avec enchantement qu'au moment où la mort viendra, j'aimerais pousser mon dernier soupir dans une cuisine. Seule dans le froid, ou au chaud auprès de quelqu'un, je voudrais affronter cet instant sans trembler. Dans une cuisine ce serait idéal.
L'auteure avait 23 ans en 1988 lorsque son bouquin est paru au Japon pour devenir rapidement un best-seller.
Cette jeunesse (celle de l'auteure, celle des personnages) transparaît dans l'écriture, fraîche, parfois presque "fleur bleue" malgré le sérieux des thèmes abordés.
[...] À présent que tout est fini, je peux le crier très fort. Dieux, je vous maudis ! J'aimais Hitoshi à en mourir.
C'est également un voyage instructif : très jeune, très Tokyo, très Japon, avis aux amateurs !

D'autres blogs en parlent ici et sur Agora.

vendredi 6 avril 2007

BD : Tetsuya Tsutsui

Mangas, le côté obscur de la BD.

Restons éclectiques, ouvrons nos esprits aux cultures asiatiques, et poursuivons notre aventure du côté obscur de la BD ... du côté des mangas car la forêt des multiples combats du futur, Dragon Ball et autres japoniaizeries pour ados, cache de bien belles histoires pour les grands.
Et en plus, ça fait d'jeun et branché.
Voici donc quelques morceaux choisis de Tetsuya Tsutsui où scénarios et dessins valent largement, selon nous, certaines BD occidentales ...
Cliquez sur les liens en gras pour visualiser une planche.
La plupart des mangas se lisent de droite à gauche (mais toujours de haut en bas !).

  • Manhole  (merci Pascale !), pas vraiment drôle et plutôt "gore" : pour cause de bioterrorisme, vous ne tarderez pas à investir dans une moustiquaire, même pour dormir en plein hiver - mais le scénario de cet écolo-médico-psycho-thriller tient debout et vaut bien cet éprouvant voyage (3 volumes parus fin 2006)
  • du même auteur toujours très SF, Reset : une fable (en un seul volume, c'est rare) sur la virtualité de la vie moderne et la réalité réciproque du jeu vidéo (on retrouve d'ailleurs le hacker de Reset dans le volume 3 de Manhole) où l'on regrette toutefois un scénario un peu trop convenu.

Mais pour une première incursion au royaume des mangas, suivez le guide :  l'entrée se fait plutôt par les portes impériales de Monster et du Sommet des Dieux.

Un cri si lointain (Ake Edwardson)

Encore un polar polaire , et un bon qui plus est.
Enfin, ça n'a pas grand chose de polaire puisque Un cri si lointain démarre en plein été dans un Göteborg écrasé de chaleur où la canicule excite les violences.
[...] Une fois dehors, il inspira l'air du soir. Une odeur de sel, et de sable qui aurait cuit au four pendant des mois. Ce n'est pas une odeur nordique, pensa-t-il. Du moins pas à cette époque de l'année. 
Que vont dire les touristes ? Ce n'est pas ça qu'ils viennent chercher ici. Et moi, j'en ai assez de cette chaleur, parce que je suis suédois. Je veux être un suédois fort tourné vers l'avenir. J'en ai marre de cette violence. Cette ville n'a pas une infrastructure adaptée à la violence, contrairement à d'autres, où l'on n'est pas spécialement surpris quand les gens se montrent moins bons qu'on ne l'espérait ...
Cet été-là, Ake Edwardson promène son inspecteur Winter dans les rues de la deuxième ville de Suède : un inspecteur à vélo, amateur de jazz, aux costumes trop bien coupés mais aux cheveux pas assez bien coupés.
Dans ce polar il aura à résoudre deux affaires qui se répondent comme en écho, à 30 ans d'écart, où l'auteur nous piège par d'habiles jeux de miroirs.
Et l'enquête piétine, s'éternise, sur plusieurs mois même. Enervant suspense qui nous tient tout au long des 500 pages : il faudra attendre les 10 dernières pour voir l'intrigue enfin se dénouer.
Bien sûr, on ne peut s'empêcher de penser à Henning Mankell : la Suède dans son environnement géopolitique (ici Winter se rend au Danemark), la Suède et son contexte social, ...

Une autre critique (à l'humour très acide mais pas dénuée de tout fondement) ici même.

Sainte-Rita (Claire Wolniewicz)

Encore un tout petit bouquin d'une centaine de pages (décidément 2007 sera l'année des opuscules ) avec 6 petites nouvelles qui se dévorent d'une traite sous la bienveillance de Sainte Rita patronne des causes désespérées.
Chose plutôt rare dans les recueils de nouvelles, celles-ci sont toutes à peu près d'égal niveau, sans laissées pour compte.
Ce n'est pas de la grande littérature mais une petite chose sans prétention et sympa comme tout : Claire Wolniewicz a une plume plutôt féroce et bien aiguisée pour décrire les vies un peu vides, les vies de ceux qui ont oublié un peu trop vite que la leur est un peu trop courte ...
Mais bien sûr l'humour fait passer la pilule et le coté un peu sombre de ces "causes désespérées" sur lesquelles veillent la patronne Sainte Rita.
[...] Je rallume une cigarette.  Je suis vautrée sur mon lit devant la télé que je ne regarde même plus. Ça me fait un bruit de fond, de la présence. Les vieux font ça, les pauvres aussi. Les vieux, je comprends, mais les pauvres, je ne saisis pas.
Avec parfois des démonstrations imparables :
[...] Une saleté cette modernité. On fait croire aux gens des tas de choses, qu'il faut aller de l'avant, que dehors c'est mieux, que la science fait disparaître les maladies, que le chomage diminue, que les étrangers sont gentils, mais c'est des mensonges tout ça. 
Elle le vérifie tous les jours, et elle est bien informée. D'ailleurs, il est 20 heures. Ils vont le dire, les journalistes au journal télévisé, qu'il ne se passe que des monstruosités dans le monde, que c'est de pire en pire.

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mardi 3 avril 2007

Lettres chinoises (Ying Chen)

Comme son titre l'indique, Les lettres chinoises forment un roman épistolaire, comme on dit.
Des échanges de très courtes lettres (1 ou 2 pages) entre une chinoise de Shanghaï et son amoureux parti conquérir le Canada.
L'auteure est d'ailleurs une chinoise émigrée à Vancouver (et elle écrit en français).
Ces petites lettres sont moins innocentes qu'elles ne paraissent au premier abord mais il nous est difficile d'en dire plus sans dévoiler l'essentiel qui doit rester à découvrir au fil de ces échanges à travers les océans.
Il faut se laisser porter jusqu'au bout de ce petit roman par les états d'âmes et les inquiétudes de ces émigrés, qui trouveront un écho auprès de chaque lecteur qui aura été déraciné au moins quelque temps, et à un moment ou à un autre : "loin des yeux, loin du coeur" comme on dit ...
[...] - Te souviens-tu, m'a-t-elle dit, de l'histoire de cette femme qui, à force d'attendre son mari séparé d'elle par une large rivière, est devenue une pierre et plus tard une curiosité pour les touristes ? 
N'est-ce pas agréable de devenir une pierre en mourant ? Mais l'idée de devoir m'exposer aux regards des touristes me terrifie. 
Tu sais, plusieurs soupçonnent que la rivière ne soit pas le véritable obstacle pour ce couple, mais bien le coeur de l'amoureux en question. On complète même cette histoire en décrivant le retour du jeune homme dans son pays : il est passé près de la pierre en disant à sa nouvelle épouse qu'il trouvait la statue jolie.

Allie (québecoise) en parle ici, et Cathe ici.